Dans un entretien à Livres Hebdo, le directeur général du SNE, Pierre Dutilleul, esquisse les contours d'un plan de relance "ambitieux" qui permettrait d'éviter l'hécatombe et de préserver la "diversité" éditoriale. Il prévient : "Ce n'est pas une piqûre qui remettra les choses dans l'ordre".
Livres Hebdo : Quels sont les principaux enseignements de ce sondage ?
Pierre Dutilleul : D'abord il était important pour nous d'ausculter notre profession dans cette période. Et sur ce point nous sommes satisfaits puisque nous avons eu 250 répondants. Cela reflète un besoin des éditeurs de s'exprimer, ce qui nous a permis d'établir un état des lieux économique, financier et même psychologique. Car dans la majorité, ce sont des petites, voire très petites structures, qui ont répondu, et elles ont dû affronter seules la crise, avec le poids mental que cela peut représenter.
Maintenant, il faut évoquer les chiffres. A la fin d'année, les résultats montrent qu'une majorité d'éditeurs auront perdu entre 20% et 40% de leur chiffre d'affaires par rapport à 2019. Et même un quart des maisons répondantes évaluent ces pertes à plus de 40% de leurs revenus. Ce sont des chiffres importants qui montrent que ce n'est pas un vaccin ou une piqûre qui remettra les choses dans l'ordre, mais bien une ambition de relance sur le moyen et long terme.
Malgré la situation que vous décrivez, un quart des maisons d'édition sondées n'ont pas eu recours aux dispositifs d'aides de l'Etat et des collectivités. Comment l'expliquer ?
On peut aussi constater que 72% y ont fait appel. Mais pour vous répondre, je pense qu'il y a des maisons qui ont continué à travailler. Typiquement, les petits éditeurs composés de deux ou trois personnes. Certaines grandes structures n'ont pas jugé nécessaire d'avoir recours aux aides. D'autres maisons, dont l'édition est une partie de l'activité, qui produisent aussi des jeux vidéo, du livre audio, un peu de presse ou du numérique, n'ont pas complètement cessé leur activité. Je pense que c'est la liberté et la spécificité de chacun qui a guidé ce choix.
L'enquête souligne une certaine frustration des éditeurs qui ont eu du mal à accéder aux aides du CNL...
Le CNL a été d'une réactivité fantastique et exemplaire lorsqu'il a mis au point son plan d'aide de 5 millions d'euros pour l'ensemble de la filière, dont 500 000 euros ont été alloués aux petites maisons d'édition. Il se trouve que le message n'était pas tout à fait clair au départ [les conditions d'accès ont été assouplies au début du mois de mai, ndlr]. Il a été clarifié très vite et il y a maintenant une centaine de dossiers en cours de traitement par le CNL.
Qu'avez-vous pensé des mesures de soutien au secteur de la culture annoncées par Emmanuel Macron, le 6 mai ?
Elles sont de bon aloi pour les intermittents du spectacle, pour le cinéma, pour d'autres. Mais le livre était étrangement absent. C'était un peu une stupéfaction. Pour nous le livre est vecteur de culture, par le roman, le théâtre, la poésie, la philosophie, etc. Pourtant, pas un mot sur le livre lors de cette annonce, c'est un peu dommage qu'il n'y ait pas eu un élan fort du président de la République ce jour-là. Nous nous organisons en conséquence. Mais il n'est pas trop tard, il peut se rattraper.
Quelles mesures préconisez-vous pour favoriser la relance ?
La relance doit tout d'abord s'adresser aux libraires. Ils sont le cœur de l'édition. S'il ne bat pas, le sang ne circule pas. Il faut que toutes les librairies puissent rouvrir dans de bonnes conditions.
Dans un second temps, il faut relancer l'investissement. Cela veut dire mettre en place des allègements, voire des annulations de charge, et des subventions. Il est nécessaire d'aider les petites maisons à payer leurs loyers, certains salaires, les taxes foncières. Il faudra aussi réfléchir à la production, faire en sorte qu'elle soit quantitativement mesurée, même s'il faut faire attention à ce que tout le monde puisse produire et que le public puisse toujours avoir accès à une offre créative et diverse.
Nous devons également favoriser la circulation du livre, ce qui passe par l'ajustement des tarifs postaux, une mesure urgentissime pour l'ensemble des libraires et des maisons d'édition. Nous appelons aussi à ce que de larges commandes publiques soient passées pour approvisionner les bibliothèques, les écoles, les EHPAD... Enfin, il serait intéressant de développer des incitations fiscales pour rapatrier un peu de l'activité d'impression en France.
Toutes ces mesures pourraient constituer un plan ambitieux de relance de la filière livre.
Et pour remotiver la demande ?
Sur ce plan, nous sommes favorables à une vaste campagne de communication nationale, vraiment ambitieuse, en faveur du livre et de la lecture, avant l'été. Pourquoi pas mobiliser l'audiovisuel public, en invitant des auteurs au journal télévisé. L'essentiel est d'inciter à nouveau le public à acheter des livres. Cela pourrait être complété par une réflexion sur la TVA appliquée au livre, ou par la distribution de chèques-lire.
Imaginons mettre à disposition de la population, 1, voire 3, ou même 10 millions d'euros de chèques-lire, à dépenser chez nos libraires. Par exemple dans le cadre de l'opération Partir en livre prévue cet été. On a distribué des masques, pourquoi pas des chèques-lire ? L'enjeu est aussi important pendant le déconfinement que les mesures sanitaires que chacun prend en responsabilité.
Dans le milieu économique, des voix s'élèvent pour appeler à une solidarité inter-entreprise lorsque l'Etat fait défaut. Quelle pourrait en être les formes et les applications dans la filière livre ?
Le sondage montre que les relations entre les éditeurs et leurs partenaires n'ont pas été altérées majoritairement par la crise. C'est un point essentiel qui permet le dialogue auquel vous faites allusion. Tout le travail de préparation que nous avons effectué sur les offices, sur les retours, les échéances de paiement [reportées par certains éditeurs pour les libraires, ndlr], a montré que cette solidarité inter-entreprise existe au sein de la chaîne du livre.
Des bonnes pratiques ont émergé de nos discussions et elles ont largement été adoptées par l'ensemble des acteurs. Nous nous sommes par exemple mis d'accord pour ne pas encombrer le marché avec des nouveautés trop abondantes et, dans l'autre sens, à limiter les retours qui viendraient perturber la machine. Ce travail constituait un préalable important.
Les reports et annulations portent un coup à la fois aux finances des éditeurs mais aussi au flux de revenus des auteurs. Comment intégrer ces derniers dans un plan de redémarrage ?
Au SNE, nous avons demandé aux adhérents de ne pas retarder la reddition des comptes 2019, et d'effectuer le paiement des droits dans les délais impartis, quitte à demander de l'aide pour celles et ceux qui en avaient besoin. Et nous avons également demandé à ce que, pour les titres reportés, les à-valoir qui étaient prévus à la publication soient malgré tout versés, sans attendre une éventuelle publication. Il y aura bien sûr d'autres mesures à prendre. Les relevés de droits versés en 2021 pour l'année 2020 seront forcément affectés par la crise. Il faut prévoir dès maintenant, en termes de trésorerie pour les éditeurs, et en termes de fonds personnels pour les auteurs, les moyens d'accompagner ce mouvement.
Avec l'annulation des foires internationales, les ventes de droits étranger ont été largement impactées. Sera-t-il possible de rattraper ce retard au cours de l'année, d'une façon ou d'une autre ?
Il faut se rendre à l'évidence, l'annulation des festivals, des salons et des foires à l'international ont fait baisser de facto le volume des cessions de droit et les cessions perdues ne se rattrapent pas ou pas facilement. Un certain nombre de gestionnaires de droits ont tout de même continué à travailler pendant la période, mais le problème est qu'ils s'adressent à des pays étrangers qui, pour la plupart, subissaient le même arrêt de l'activité que nous. Cela n'a pas facilité les discussions.
Le sondage révèle une légère détérioration des liens entre une partie des éditeurs et leur banque. Comment les petits éditeurs pourront-ils avoir accès à l'emprunt dans un tel climat de frilosité économique ?
L'IFCIC [Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles, ndlr] a dégagé des sommes très importantes et met sur pieds un plan complémentaire de 85 millions d'euros. Toute la somme n'est pas flêchée vers le livre, mais cela va permettre de garantir des prêts, ou bien de prêter à un taux préférentiel à des petits éditeurs, en dehors de la relation directe avec les banques. L'Etat a également mis en place des garanties bancaires via le PGE [prêt garanti par l'Etat, assurée à hauteur de 300 milliards d'euros, ndlr], qui n'est toujours pas épuisé.
La crise chez Amazon a défrayé la chronique pendant le confinement. Faut-il mettre les GAFAM à contribution ?
Ca n'est pas à moi d'en décider. Enormément de plate-formes ont pu se développer ces dernières années, à travers des regroupements d'éditeurs ou de libraires, pour développer le numérique et le livre audio. Avec le "click & collect" beaucoup de librairies ont montré qu'elles avaient les moyens d'accueillir les demandes des clients et d'y répondre et dans des délais assez brefs. Les alternatives existent.
En revanche, le détail qui fait mal, c'est le coût de la livraison, d'un centime pour certains, afin de respecter la loi, et forcément beaucoup plus coûteux pour les autres, qui n'ont pas les moyens. Peut-être faut-il amorcer une réflexion sur les frais de livraisons pour permettre aux structures françaises de lutter contre les GAFAM. Parce qu'en effet, on peut taxer ces géants, mais on peut aussi donner les moyens à d'autres structures de développer leur activité. C'est un moyen positif de montrer qu'il est possible de faire presque aussi bien, voire aussi bien, que les GAFAM.