"Ma règle d’écriture la plus importante, c’est de rester hors de vue pour ne pas distraire le lecteur", confiait Elmore Leonard au New York Times en 2001, prenant appui sur Conrad, Hemingway et Steinbeck. Sa démarche a porté ses fruits : un an après sa mort à Detroit, le romancier pléthorique qui inspira notamment Jackie Brown à Tarentino serait tout à fait invisible sans Rivages/"Noir", qui édite patiemment l’ensemble de son œuvre.
Invisibles, les personnages de Cinglés le sont aussi : un cambrioleur à la petite semaine, fan de baseball ; des cueilleurs de concombres itinérants ; un gérant de bungalows loués à la semaine durant l’été, au bord des Grands Lacs. Leur décor, c’est le Detroit des années 1970, et une Amérique à peine sortie de l’magerie du Far West, dont Leonard avait fait le cadre de ses premiers textes ; une Amérique un peu désenchantée, laborieuse et guillerette quand même, pleine de fantasmes inassouvis de luxe et de luxure. Du western, il reste des rediffusions à la télévision, des hommes plissant le front en se mesurant du regard, et l’appel lointain du cinéma d’Hollywood. "Il faut avoir des nerfs d’acier. […] Comme Cary Grant. Il pouvait servir du champagne à une nana ou se retrouver sur un toit avec le type qui voulait le tuer, et il restait le même, Cary Grant. Pas de panique. C’était bon, ça", rêvasse Ryan, le joli cambrioleur. Et lorsqu’il rencontre la toute jeune et très belle Nancy, qui vise mieux que son rôle de maîtresse chanteuse, le rêve de Bonnie et Clyde n’est pas loin. Cette femme fatale de seconde zone, puérile et méchante comme une vraie, connaît la combine pour récupérer cinquante mille dollars en petites coupures et se voit d’ici embobiner le plus gentil des cambrioleurs. De suspense en défi, de duel en guet-apens, le roman se déroule et se dévore sans jamais perdre cette ambiance un peu crépusculaire qui célèbre les grands mythes américains sur le mode mineur - car le match inaugural de la saison des Detroit Tigers est peut-être plus important que le magot qui ferait courir tout Hollywood, au fond. Dans l’écriture aussi, comme le suggère le titre original The big bounce, tout est dans le rebond.
Fanny Taillandier