Comme à la loterie, il est difficile de savoir sur quel numéro le succès va tomber. A la rentrée de septembre 2014, 404 romans français ont paru, dont 75 premiers romans, la plupart signés par des auteurs inconnus ou en tout cas dépourvus d’image médiatique. Pourtant, plusieurs sont parvenus à se frayer un chemin jusqu’aux lecteurs, en grande partie grâce aux libraires. Ceux-ci se sont d’ailleurs très tôt laissé séduire par les jeunes plumes, comme en témoigne le Palmarès Livres Hebdo des libraires 2014 (1) qui compte 22 premiers romans sur un total de 116 titres. "Nous avons eu plusieurs coups de cœur pour des premiers romans lors de la rentrée de septembre, ce qui n’est pas toujours le cas, reconnaît Rachel Guitton, responsable du rayon littérature à la librairie Le Failler à Rennes. C’est aussi dû à leur grande diversité de genres et de styles."
Valeur montante
Sous le label "premiers romans" sont réunis des univers parfois aux antipodes les uns des autres. Tous ces écrivains débutants partagent l’espoir de rencontrer un accueil favorable, mais la rentrée littéraire est une période à haut risque. "Ça passe ou ça casse, tranche le directeur général de Stock, Manuel Carcassonne. Un premier roman peut facilement tomber dans l’indifférence générale." Placer un primo-romancier dans un programme de rentrée est un geste audacieux en même temps qu’une marque de soutien très forte, comme l’explique Pierre Demarty, lui-même auteur d’un premier roman chez Flammarion et éditeur d’Un jeune homme prometteur de Gautier Battistella (Grasset) : "C’est forcément une mise en avant car la niche des premiers romans est une catégorie à part entière qui est observée avec attention et suscite toujours une curiosité de la part des représentants, des libraires et des médias."
Le "premier roman" est en effet une valeur montante. Des manifestations littéraires lui sont consacrées, à l’image des festivals de Laval et de Chambéry, les grandes enseignes culturelles comme la Fnac et Cultura les incluent régulièrement dans leurs sélections, et les libraires les choient. "Il y a quelque chose d’assez paradoxal dans le fait d’être confronté à une énorme production qui parfois nous dépasse tout en guettant sans cesse de nouveaux talents, de nouvelles écritures ", analyse Kristel Bourg de la librairie Bookstore à Biarritz. Certains, comme Adrien Bosc, partent avec l’avantage d’appartenir déjà au sérail du monde des lettres. "Connaissant son travail d’éditeur avec les revues Feuilleton et Desports, nous avions une vraie curiosité pour son travail d’auteur", poursuit la libraire. Un élément qui attise le désir des professionnels du livre, mais pas nécessairement celui des lecteurs qui ignorent souvent tout du parcours de ces nouveaux venus. Si 85 exemplaires de Constellation ont été achetés dans ce point de vente, c’est aussi parce que le crash d’avion dont il est question a coûté la vie à cinq bergers basques. De quoi susciter un petit effet d’onde dans la région. A l’échelle du pays, le roman doit aussi beaucoup à son couronnement par le grand prix du Roman de l’Académie française et le prix de la Vocation Marcel-Bleustein-Blanchet.
D’autres premiers romans de cette rentrée de septembre ont bénéficié du coup de pouce des récompenses d’automne, à l’image de Debout-payé de Gauz (prix des Libraires Gibert Joseph), de Karpathia de Mathias Menegoz (Interallié), de Blanès d’Hedwige Jeanmart (prix Rossel), de Tram 83 de Fiston Mwanza Mujila (grand prix SGDL du premier roman), ou encore de La malédiction du bandit moustachu d’Irina Teodorescu (prix André-Dubreuil du premier roman).
Combinaison gagnante
Par ailleurs, qu’ils interviennent en amont en jouant un rôle de dénicheurs, ou qu’ils couronnent un succès déjà établi, les médias sont assez friands de premiers romans, gages de fraîcheur. Au jeu de la promotion, les auteurs à la personnalité flamboyante sont les grands vainqueurs. Ainsi, l’Ivoirien Gauz était partout : avec Augustin Trappenard sur France Inter, sur les plateaux de "La grande librairie" (France 5) et de "Au Field de la nuit" (France 3), ou encore dans les pages du cahier "Livres" de Libération. Un engouement qui ne surprend pas son éditeur, Benoît Virot, du Nouvel Attila : "Il parle comme il écrit, mêlant un regard caustique et une grande tendresse : c’est cette hyper-spontanéité qui plaît." L’éditeur se souvient d’ailleurs d’une prédiction qui lui avait été faite à ses débuts : "Aujourd’hui, les premiers romans sont vos pires ventes, demain ce seront les meilleures."
Emballement médiatique, soutien des libraires, récompenses littéraires… Quand tous ces facteurs se rencontrent, c’est l’explosion assurée avec des ventes significatives à la clé. En témoignent Constellation d’Adrien Bosc (149 000 ventes) et Debout-payé de Gauz (44 000), respectivement 24e et 90e au palmarès GFK/Livres Hebdo des meilleures ventes de romans en 2014 (2). Revers de la médaille, quand un premier roman est encensé au point de devenir consensuel, il peut susciter la méfiance des clients en librairie. "Une couverture médiatique trop forte peut aussi être contre-productive, surtout lorsqu’elle concerne de très jeunes auteurs ", souligne Rachel Guitton de la librairie Le Failler.
Acte de foi
Mais cette combinaison reste rare. En dehors des quelques heureux élus, les primo-romanciers ne peuvent compter que sur leur texte et le bouche-à-oreille. Un circuit qui continue de faire ses preuves, comme le confirme Jean-Maurice de Montremy, éditeur chez Alma de La fractale des raviolis de Pierre Raufast, qui s’est vendu à 7 000 exemplaires : " Très rapidement, nous avons vu que les libraires réagissaient bien au livre et cela s’est confirmé par la suite, alors même qu’il n’a quasiment bénéficié d’aucune médiatisation. En fin de compte, cela a peut-être joué en sa faveur : le lecteur apprécie de tomber sur un beau livre sans qu’une machine commerciale le lui ait désigné comme une lecture indispensable."
Chez Julliard, qui ne publie quasiment que des auteurs découverts par la maison (Philippe Besson, Mazarine Pingeot, Jean Teulé…), l’éditrice Betty Mialet sait aussi que miser sur un primo-romancier n’est pas anodin : "La plupart du temps, que le succès soit au rendez-vous ou non, on continue à publier l’auteur pendant des années." Même son de cloche chez Sabine Wespieser, éditrice de L’odeur du Minotaure de Marion Richez : "Publier un premier roman est toujours un acte de foi : on le fait parce qu’on croit qu’une œuvre se profile derrière. Par conséquent, ce n’est pas parce que le premier titre ne marche pas bien qu’on lâche l’auteur." Les seconds romans, eux aussi, devraient donc en théorie avoir toutes leurs chances, mais c’est une autre histoire.
(1) Voir LH 1011, du 26.9.2014.
(2) Voir LH 1026, du 23.1.2015.