Parmi les voix nouvelles apparues ces dernières années dans le roman américain, Jonathan Dee est l’une des plus essentielles. Les privilèges (Plon, 2011, prix Scott-Fitzgerald) avait donné le la de ce romancier salterien du couple, des solitudes modernes et des égarements de l’Amérique post-11-Septembre. Le lecteur de Dee retrouvera chacune de ces obsessions dans ce somptueux Ceux d’ici, récit à la fois glaçant et sourdement lyrique d’une déréliction.

Tout commence là où tout s’est fini, le XXe siècle, les derniers échos de l’innocence, par la chute des Tours jumelles. Parmi les New-Yorkais effarés et apeurés, un visiteur de passage, Mark Firth, entrepreneur en bâtiment à Howland, une petite ville du Massachusetts vaguement résidentielle. La vie de cet encore jeune homme a commencé à prendre une mauvaise pente. Ses affaires ne sont pas très bonnes, sa femme de plus en plus lointaine, et ni ses parents ni sa sœur ni son frère, aux prises avec leurs propres tristesses respectives, ne lui laissent espérer qu’il pourrait en aller mieux. Pourtant, les attentats seront la chance de Mark. S’installe sur le terrain attenant à sa maison Hadi, un gestionnaire de fonds d’investissement, aux activités réelles aussi mystérieuses que lucratives, à la recherche, en ces temps d’anthrax et de paranoïa aiguë, d’un semblant de sécurité pour lui et sa famille. Mark sera chargé de mener les travaux dans la vaste propriété d’Hadi, et ce "voyage" chez les heureux du monde va bientôt le fasciner. Chacun trouve chez l’autre ce qu’il ignorait chercher (car Hadi se prend de passion pour cette petite ville de province, cette civilisation de la tondeuse à gazon, qui est pour lui comme une île sous le vent). Ce genre de choses, bien entendu, n’est pas sans péril…

Cette fable sociale cruelle sur les jeux dangereux du pouvoir et du charisme résonne bien sûr étrangement dans le contexte de l’Amérique dévoyée de Trump. Au-delà, il faut saluer chez Jonathan Dee tant la force romanesque que l’humour partout présent qui fait de ce livre implacable un roman et non une démonstration. Ardemment recommandé. O. M.