Face à l'abondance et au renouveau de l'offre éditoriale, les bibliothécaires doivent faire des choix budgétaires comme déontologiques, et réfléchir à la manière de mettre en avant ce domaine inégalement plébiscité. Les sciences sociales sont-elles les mal-aimées des bibliothèques ? « Nous y consacrons environ 5 % du budget d'acquisition adulte, ce qui correspond aux 5 % de taux d'emprunt dans ce domaine », illustre Séréna Morsli-Gauthier, responsable adulte et multimédia de la médiathèque-ludothèque Bernard-Ywanne (Bonneuil-sur-Marne). Mais c'est sans prendre en compte la BD et la jeunesse, qui s'emparent de ce domaine.
À la médiathèque Jacques-Demy de Nantes, les livres de sciences humaines en jeunesse sont plus empruntés qu'en adulte, renseigne la responsable du pôle collections, Joséphine Lorendeau. « Pour les 0-3 ans, les demandes sont importantes sur l'éveil et la gestion des émotions. De 8 à 12, sur le vivre-ensemble et le harcèlement. » « Mais les maisons d'édition jeunesse surfent souvent sur les mêmes vagues, donc on manque de choix sur certains sujets, comme la géographie et certaines espèces animales, regrette Marianne Gourdange, responsable de la bibliothèque d'Arlon (Belgique). Aujourd'hui, la tendance est de proposer aux jeunes des sujets présentés sous forme ludique et synthétique. On trouve de plus en plus difficilement des dossiers qui approfondissent un sujet. »
Même tendance au divertissement chez les adultes, constate-t-elle : « La psychologie, le développement personnel, les livres pratiques fonctionnent bien. Les gens préfèrent en ce moment les livres qui permettent la distraction. » Plutôt que de la réflexion pure comme la philosophie.
Actualité et best-sellers
Des formats plus ludiques ? Le monde sans fin (Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain, publiés chez Dargaud), sur les conséquences du réchauffement climatique, est le livre le plus vendu en 2022 en France. Et c'est une BD. « Il y a pléthore d'offre en BD de sciences humaines, c'est même difficile de faire des choix », pointe Séréna Morsli-Gauthier. Les bibliothécaires essaient donc de suivre les demandes de leurs lecteurs. Vivre avec nos morts, de la rabbine Delphine Horvilleur, était ainsi l'essai le plus généralement acquis en bibliothèque en 2021, et le plus emprunté, d'après notre palmarès publié en mai, suivi par Une terre promise, l'autobiographie de l'ex-Président américain Barack Obama.
Même dilemme au rayon féminisme, soulignent Olivier Thouvenot et Arnaud Pierre (respectivement responsables des services publics et de la section adultes) de la bibliothèque Grand-rue de Mulhouse. « Ce sont toujours un peu les mêmes livres... » Simone de Beauvoir, Simone Veil, Gisèle Halimi...
Partout, l'actualité, internationale comme locale, impose son rythme aux sciences sociales peut-être plus que dans tout autre domaine. « On met certains livres en avant selon les informations qu'on entend à la radio le matin. En sciences humaines, il faut une actualité pour que ce soit lu », reprennent les bibliothécaires de Mulhouse. À Clamecy, commune de 3 800 habitants dans la Nièvre, les conférences du festival des Résistances d'hier à aujourd'hui donnent le ton des acquisitions et emprunts en sciences sociales. « La programmation culturelle de Nantes guide les acquisitions », rejoint Joséphine Lorendeau, qui mentionne les gay prides de la fin du printemps en lien avec le succès des livres portant sur le genre.
Nouvelles classifications
En période électorale, la politique est particulièrement demandée. Et les bibliothèques font également un pas de côté par rapport à l'actualité chaude. À la bibliothèque Grand-rue de Mulhouse, sont exclus les ouvrages trop conjoncturels, comme ceux écrits par des personnalités politiques. « Les lecteurs s'y intéressent seulement les quatre premiers mois de leur sortie en librairie - et nous les recevons deux mois après », justifient les bibliothécaires qui privilégient les ouvrages d'analyse dans un souci de neutralité. « Si on commence à acheter tous les livres de politiques, notre déontologie voudrait que l'on achète ceux de tous bords, et ce n'est pas possible pour des raisons budgétaires ! », plussoie Philippe Gouthéraud, responsable de la médiathèque François-Mitterrand. Ce qui fonctionne bien : les atlas, pour avoir une vue globale sur un territoire. Et quand une actualité géopolitique tombe, le document de référence est déjà dans les rayons. Il sera assez court : un pavé trop pointu pourrait effrayer les lecteurs.
« Quand on parle des sciences humaines aux usagers, ça peut leur faire peur, signale Séréna Morsli-Gauthier. On passe donc par des portes d'entrée comme les ciné débats et des tables de valorisation qui mélangent livres et films documentaires pour adultes et enfants. » À Nantes, l'idée est de développer le dispositif critiques-coups de cœur écrits par les bibliothécaires. Les médiathèques expérimentent aussi de nouvelles classifications. À Bonneuil-sur-Marne, la section droit/pratique (Code de la route, comment remplir un courrier administratif...), « très demandée », bénéficie d'une cote spéciale à l'entrée du secteur adulte. Traitement particulier aussi à Mulhouse pour la formation et l'emploi. Quand les sciences sociales participent du lien du même nom. F. G.