"Quelle foutue plaie la vieillesse", ressasse un médecin dans Pour celle qui est assise dans le noir à m’attendre. Il est vrai que le sort de la narratrice de cet ample monologue polyphonique est plutôt cruel : à 78 ans, veuve depuis longtemps, elle perd la boule, confinée dans son appartement lisboète, veillée nuit et jour par une garde-malade - "la dame d’un certain âge", comme elle la désigne exclusivement - qu’emploie "le neveu de [son] mari".
La vieille femme dépendante est une ancienne actrice de seconde zone, venue des décennies plus tôt de Faro, en Algarve, à l’extrême sud du pays, pour tenter de faire carrière dans la capitale. "Au beau milieu de phrases sensées elle se met à dire n’importe quoi", entend-elle dire. Les épisodes anciens sont frais mais la mémoire, à court terme, flanche. Tout se mélange. L’aphasie la gagne. Les mots ne trouvent plus le chemin. Devant son mutisme, le neveu et le docteur parlent de plus en plus comme si la vieille femme n’était pas là tandis que l’employée de maison s’adresse à elle à la troisième personne comme à une enfant. Ils évoquent un placement en foyer, font des pronostics sur le temps qu’il lui reste. "Cette fois le cerveau commence à extravaguer pour de bon." Les souvenirs sans paroles affluent dans le désordre, peuplés de revenants plus vivants que morts. Presque rien toutefois de la vie d’actrice sinon la figure récurrente du "directeur du théâtre" dont elle a épousé le frère, et de Mr Barata, le portier du théâtre, l’un des rares à avoir un nom dans cette distribution qui se concentre sur les rôles plus que sur les identités. Les deux maris, par exemple, "le premier", mort du diabète, "le second", du foie, ne sont que deux fantômes figurants. Car ce sont les parents qui, avec le Faro de l’enfance, occupent presque toute la place dans ces réminiscences régressives : un père tant aimé, protecteur et affectueux, qui appelait sa fille unique "ma jolie", "ma grande", "mon petit microbe", un père et un mari "sensible comme un brin d’herbe", disait la mère.
Qui mieux que l’auteur de N’entre pas si vite dans cette nuit noire (récemment réédité chez Points) et de Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ? peut décrire la sortie de scène de cette vieille petite fille égarée, de plus en plus désorientée. Ce mélange de grotesque et de pathétique, de drôlerie et de cruauté. Qui peut rendre le flux erratique de la conscience, la débandade, la confusion des temps à l’intérieur des têtes. Ce délire terrible et doux, désinhibé, de la démence sénile.
On retrouvera la voix du jeune Lobo Antunes dans Lettres de la guerre d’Ivo M. Ferreira, qui vient de sortir au cinéma. Une adaptation des lettres envoyées à sa femme par le futur écrivain alors médecin sur le front pendant deux ans en Angola, publiées comme tous ses autres livres en français chez Christian Bourgois éditeur, en 2006. Véronique Rossignol