Avant-critique Roman noir

Sans concession. Avec l'étiquette noire solidement agrafée à son paletot, on oublie souvent, en France surtout, que Ron Rash est d'abord un poète reconnu sur ses terres américaines. Un statut faisant la courte échelle à l'autre, c'est très haut que le natif de Chester (Caroline du Sud) et résident d'Asheville (à deux pas, en Caroline du Nord) hisse les couleurs du beau dans le sombre et le dur. Admirateur notoire de Faulkner ou Dostoïevski, citant Giono en incipit, le père de Serena (Éditions du Masque, 2011) a ce pouvoir rare de savoir allier grâce et disgrâce, sentiment et ressentiment, toujours un pied dans la vengeance âpre et l'autre dans l'envisageable rédemption.

De faction au bord d'une rivière gelée de Corée du Nord, la sentinelle Jacob Hampton pense à Naomi, sa jeune épouse enceinte de leur premier enfant, à ses parents, notables aigris qui désapprouvent cette union déclassée, à son pote Blackburn Gant, le fossoyeur boiteux et défiguré du cimetière de Blowing Rock. La nuit est claire et calme mais l'ennemi surgit. Jacob est blessé, recueilli par des villageois. Sa remise sur pied et son retour au pays prendront des lustres. En son absence, une sourde et nauséeuse cabale s'organise. Pour autant, le manichéisme n'est pas une arme accrochée au râtelier de Ron Rash. Chez lui, personne n'est totalement bon ou définitivement mauvais. L'infâme revanche des parents Hampton, soutenue par quelques complicités plus ou moins intéressées, revêt de fait une tournure aussi défensive qu'agressive. Eux non plus n'ont pas été épargnés par l'existence, mais faire croire à leur propre fils convalescent que son épouse et le bébé porté sont morts en couches est indéfendable, comme l'est également d'annoncer à Naomi le décès au combat de Jacob. Bien sûr, les sordides fourberies partiront à vau-l'eau et les initiateurs en paieront dûment le prix dès que le fils prodigue aura reposé le pied sur les Appalaches. Mais l'intégralité du propos de Ron Rash n'est pas juste là où l'humanité coince et se fait tordue, là où seule la nature reste digne malgré les têtes de pioche qui la peuplent et la navrent. Lui raconte autant les fleurs qu'il détaille les bipèdes. Les parfums des champs ou de l'amour, ceux de l'amitié ou de l'herbe fraîchement coupée, bataillent en ses pages contre le mensonge et la trahison, pour remettre un peu d'ordre et donner sa chance à la beauté des paysages face à l'aridité des âmes. Il fauche les blés ou les destins avec la même rigueur affûtée mais parcourt les chemins vicinaux en une ode à cette vie qui trouve toujours sa voie, même parmi les tombes.

Quinze ans après son magistral Un pied au paradis, Ron Rash retrouve les années 1950, la guerre de Corée et les confins américains brutalisés par ces conflits lointains à répétition où la simple idée de fonder une famille heureuse est un nirvana difficilement accessible. Lui y croit et nous démontre que c'est possible, comme il lui est possible d'écrire un roman, attachant et optimiste malgré tout, sur ce milieu du XXe siècle yankee, à peine sorti du western et dont les rêves se limitent désormais à posséder quelques arpents de terre et à vaguement alléger des vies lourdes comme une enclume de forgeron. La carte de la Caroline du Nord en a d'ailleurs la forme.

Ron Rash
Une tombe pour deux
Gallimard
Traduit de l’américain par Isabelle Reinharez
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 20 € ; 304 p.
ISBN: 9782073040732

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