« Mon pays est détruit. » La Chine reste néanmoins l'une des plus grandes puissances du monde. Mais au sein de ses terres, les êtres se craquellent peu à peu. Difficile de critiquer le pays de l'intérieur sans encourir de terribles sanctions alors l'auteur de ce roman a opté pour l'exil et une identité masquée. On sait juste que S.X. a écrit plusieurs nouvelles, romans et essais. Déchaîné, il semble particulièrement s'amuser dans cette satire de sa propre société. Une société dictatoriale dans laquelle la censure est évidemment de mise. À l'instar de la Russie, le gouvernement tente constamment de museler les médias, les réseaux sociaux, les arts ou les libertés. Les habitants doivent donc ruser pour s'exprimer. « L'histoire ça n'est jamais que des textes écrits par des personnes dont l'objectivité est loin de valoir la mienne », assure le protagoniste de ce livre étonnant, ô combien métaphorique. À la botte du régime chinois, il exerce un métier particulier, essentiel à la propagande nationaliste. « Mon ancêtre était libraire, moi je fabrique l'anti-dictionnaire. Tu peux le considérer comme une grande prison de mots. Cette prison, grande jusqu'au ciel, c'est le cloud. » La technologie contemporaine facilite clairement la tâche. Susceptibles de véhiculer des idées révolutionnaires, les mots ou les événements compromettants doivent être effacés. « Nettoyés les chiffres, l'histoire, les catastrophes, le volontariat, le droit, la religion ; nettoyés, les divertissements. "Minzhu", démocratie, disparu ; et par extension "min" le peuple. »
Mais à force d'éradiquer tout ce qui risque de fâcher le régime, le héros découvre des pans cachés de son pays. Né un an après la tragédie de Tian'anmen, ce « tâcheron du Net » se met à douter de tout. D'autant que les temps présents s'y prêtent. « Le coronavirus commence à se répandre et à dévorer les humains. Sur Internet, le bruit court qu'il a été produit artificiellement dans le centre de recherches virologiques de Wuhan, tout proche du marché aux fruits de mer. » Un autre virus ronge le narrateur et s'infiltre dans son âme... Fouiller dans le magma numérique chinois lui donne accès à celui, guère irréprochable, de ses proches. Rien ne va de ce côté-là. Non seulement sa femme ne l'aime pas, mais en plus il se perçoit comme « le renégat de la famille, un assassin de [son] clan », dont les célèbres ancêtres ont bâti la Cité pourpre interdite. Un mythe réunit toujours les descendants, qui tous semblent obsédés par ce mantra : « Portes, ouvrez-vous ! » Or si on ouvre la boîte de Pandore des cœurs, des rêves, des aspirations ou des désirs, qui pourra garantir leur sécurité intime et politique ? « Quand la réalité est un film catastrophe, un peu de comédie ne fait pas de mal. » C'est là qu'excelle véritablement l'écrivain S.X. En imaginant ce mélange de 1984 d'Orwell et du délirant film coréen Parasite de Bong Joon-ho, il nous surprend constamment tout en n'oubliant pas de critiquer profondément la Chine d'hier, d'aujourd'hui et de demain.
Les Portes de la Grande Muraille Traduit du chinois par Emmanuelle Péchenart
Zulma
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 21,10 € ; 256 p.
ISBN: 9791038700932