Avant-critique Récit

Illusions perdues. C'est en 2016 que Sergueï Shikalov, 30 ans tout juste à l'époque, s'est installé définitivement à Paris et s'est mis à un apprentissage in situ du français, qu'il avait étudié plus jeune dans son pays, l'URSS redevenue Russie. On l'en remercie. Il écrit parfaitement notre langue désormais commune, tout en conservant un certain nombre de traits de la sienne d'origine, notamment un usage bien particulier des pronoms personnels. Dans son texte, il n'emploie jamais le « je », parfois « nous », le plus souvent « on ». Et cela n'a rien d'anodin, cela lui permet d'égrener des souvenirs, d'énumérer des faits et des circonstances, de parler et de témoigner au nom de ce qu'on appelle ici, en Occident, schématiquement, « la communauté homosexuelle », ou gay.

Une « espèce » devenue, ou redevenue, « dangereuse », en Russie. Pour le pouvoir, l'ordre établi, les « bonnes mœurs », l'Église orthodoxe toute-puissante, surtout au moment où le pays s'est lancé dans une guerre d'agression particulièrement inique contre l'Ukraine. « Je ne veux voir qu'une tête », disent les généraux russes, et pas question que ce soit celle d'un clone de Mylène Farmer, l'icône absolue de Shikalov. Il l'a vue lors de ses premiers concerts à Moscou et à Saint-Pétersbourg (l'extase absolue), et a même fait le voyage exprès, dans des conditions précaires, afin de la voir au Stade de France − moins ému, semble-t-il, ou alors déjà « désenchanté » ?

Le jeune Sergueï et ses pareils ont bien cru, pourtant, qu'ils pourraient vivre librement, comme tout le monde, en Russie, après que l'article 121 pénalisant l'homosexualité eut enfin été abrogé en 1993. Dans la foulée a explosé une réelle envie de vivre, de liberté, et Moscou serait devenu, selon lui, une nouvelle Sodome et Gomorrhe, avec une Movida gay décomplexée qui s'affichait partout. Une espèce de mode libertine, avec ses excès.

Au point, dès les années 2000, de provoquer, dans un certain nombre de milieux ultraconservateurs (État, FSB, Église, armée) un début de réaction. Notamment en dehors des grandes métropoles. On ne « cassait pas du pédé » à nouveau, mais c'était le début de ce que Shikalov appelle « la dégringolade ». Sitôt Vladimir Poutine de retour à la présidence en 2012, une loi est édictée contre la « propagande » homosexuelle à destination des mineurs, assimilée à la pédérastie et à la pédophilie. Tout le pays suivra. Jusqu'à cette autre loi, votée à la Douma, le parlement russe, le 24 novembre 2022, interdisant toute « promotion de l'homosexualité ».

On imagine les conséquences. On les connaît. La sexualité est toujours le prétexte, dans les dictatures, à une répression généralisée de tous les opposants potentiels. Shikalov, lui, avait « émigré à temps ». À travers sa trajectoire, racontée de manière originale et piquante, dans des saynètes, des descriptions pittoresques (par exemple de sa famille), des récits émouvants (comme son premier flirt aux États-Unis, en 2007, à l'occasion d'un séjour universitaire), c'est un pan de l'histoire de la Russie contemporaine depuis la perestroïka qui défile, avec toutes ses illusions perdues.

Sergueï Shikalov
Espèces dangereuses
Seuil
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 19 € ; 224 p.
ISBN: 9782021550689

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