C'est l'histoire d'un livre qui n'existe pas, mais d'une pièce qui a bien été représentée à la Cour d'Angleterre en 1613. Elle s'appelait Cardenio, du moins peut-on le penser à partir du document qui mentionne le versement du cachet à l'un des acteurs. Inspirée par le Don Quichotte de Cervantès, elle aurait pu figurer dans le canon des oeuvres de Shakespeare. Sauf que ce n'est pas le cas.
"L'histoire du Cardenio perdu fascine comme toutes celles des oeuvres dont la disparition crée un manque intolérable." Retour donc au XVIIe siècle. Roger Chartier, titulaire de la chaire "Ecrit et cultures dans l'Europe moderne" au Collège de France, est un grand historien de la culture et de l'édition. Dans ce livre-enquête, il reprend la matière des cours donnés en 2007 et en 2008 pour retrouver la trace de cette pièce perdue.
Chartier se transforme en Rouletabille pour percer le mystère de la pièce disparue. Il fouille, interroge, compare. Avec lui, nous suivons la piste de Thomas Shelton, le traducteur de Don Quichotte. Nous entrons dans un atelier madrilène, chez des libraires londoniens, sur une scène parisienne où se donne Les folies de Cardenio d'un auteur inconnu nommé Pichou. Cela sent le secret et l'encre d'imprimerie. Comment l'oeuvre de Cervantès a-t-elle pu être connue en Angleterre avant la publication de sa traduction imprimée ? Pourquoi la pièce représentée fait-elle de Cardenio et non de Don Quichotte son héros principal ? Comment savoir le contenu de cette oeuvre dont il ne subsiste aucun manuscrit ? Et Shakespeare dans tout ça ?
De cette pièce, nous n'aurions rien su si, le 13 décembre 1727, un éditeur de Shakespeare ne l'avait pas fait représenter sur la scène du Theatre Royal. Il s'agit de Double Falshood, "la double fraude", décalquée elle aussi de Don Quichotte et fruit possible de la collaboration de Shakespeare avec Fletcher. Non seulement Roger Chartier veut retrouver l'oeuvre, mais il veut la voir ! Aux éditeurs du Grand Will s'ajoutent les illustrateurs et tout ce monde de l'imprimé qu'il connaît si bien. Il montre aussi en quoi l'édition et l'appropriation de Shakespeare constituent un enjeu politique dans l'Angleterre du début du XVIIIe siècle.
Le résultat prend la forme d'une enquête érudite, quelque part entre Borges et Eco. Roger Chartier multiplie tellement les références, les dates, les citations que l'on se demande si tout est vrai, si tout cela n'a pas été inventé pour nous perdre dans les méandres du savoir. Eh bien non, tout est vrai, tout est même assez "Collège de France". Pourtant il y a quelque chose qui fait que l'on avance avec entrain dans cette grande bibliothèque pleine de bruit et de fureur, avec des fous sensés et des sages bien déraisonnables, aux côtés de Cervantès et de Shakespeare. C'est ce qu'on appelle le pouvoir de la littérature.