L’époque contemporaine a troqué le prestigieux concept de gloire contre celui, bling-bling, de célébrité. La gloire pour le héros antique était d’avoir son nom sauvé des limbes de l’oubli et chanté pour l’éternité par les générations successives. La célébrité, c’est le "quart d’heure warholien", voire moins de deux minutes à la télévision. Quoi qu’il en soit, l’horreur pour Achille ou Nabilla serait l’anonymat. "Anonymat, histoires d’une contre-culture" est le sous-titre du livre de Yann Perreau Incognito. Il s’agit d’une "histoire secrète", à la manière de Lipstick traces de Greil Marcus, cette anatomie du XXe siècle tracée entre les lignes du récit officiel de la guerre froide et à travers les courants musicaux, reggae, punk, rock. A l’heure des selfies et autres posts narcissiques, l’auteur, collaborateur des Inrockuptibles, réhabilite l’anonymat et tente de l’arracher aux ténèbres dépréciatives qui entourent cette notion : "[Elle] se fait refuge face au star-system, planche de salut permettant de retrouver l’authentique, "l’homme du commun à l’ouvrage" (Jean Dubuffet)." Jean Dubuffet, théoricien de l’art brut : l’art des fous, des enfants, des autodidactes - de la création sans nom, précisément. Hors champ et sous pseudo, la liberté de créer est sans doute plus grande. Le cas d’Elena Ferrante, auteure italienne à succès, est révélateur, dont l’identité malgré des enquêtes acharnées n’a pas été révélée. Fin des années 1990, deux inconnus à la dégaine de robots faisaient irruption sur la scène parisienne et révolutionnaient la musique électro, d’eux on ne savait rien hormis leur son et leur nom : Daft Punk. L’anonymat des justiciers permet de ne pas risquer les représailles des autorités ou d’organisations puissantes, toujours promptes à sévir contre les lanceurs d’alerte. L’été 2008, le site de l’Eglise de scientologie à Los Angeles a été piraté par un groupe de hackers signant "Anonymous".
Avec Rimbaud et son "Je est un autre", le démiurge romantique est mort ! "Objectivité de l’art qui doit parler par lui-même. Médiocrité du subjectivisme, qui ne révèle que le petit ego du prétendu auteur", analyse Yann Perreau. Du graffiti artist Banksy à la zone anonyme à défendre (ZAAD) qu’est devenu Internet, en passant par les "héros anonymes" telle Chelsea Manning, voici une réflexion fascinante sous forme d’odyssée de l’espace de l’inconnu. L’anonymat : mirage d’authenticité vierge de subjectivité ou premier jalon vers la mort de l’individu, vers "l’être qui vient", la notion deleuzienne repensée par l’écrivain japonais Keiichiro Hirano : le "dividu" ? Sean J. Rose