Ulli Lust s’est fait connaître en France en 2010 avec Trop n’est pas assez (Çà et Là), une sorte de road-movie fascinant et effrayant, vrai succès public récompensé l’année suivante par le prix Artémisia et le prix Révélation du Festival d’Angoulême. Ce récit autobiographique retraçait la fugue toujours plus cauchemardesque de deux adolescentes dans l’Italie profonde. Avec Voix de la nuit, un ouvrage plus ambitieux encore, adapté du troublant premier roman éponyme de Marcel Beyer (Calmann-Lévy, 1997), l’auteure autrichienne installée à Berlin change radicalement de registre, même si l’adolescence y est encore présente.
Graphiquement très inventif, pour faire entendre les sons dans toute leur amplitude et leur modulation, un vrai défi en bande dessinée, son livre recourt aussi bien aux procédés de la bande dessinée traditionnelle qu’à des images légendées. Il propose volontiers des cadrages décalés qui misent sur la suggestion ou le dévoilement partiel, il détaille à l’extrême certaines petites séquences pour faire par le dessin littéralement entendre la barbarie du nazisme, en évitant de l’éclairer trop directement.
Les voix de la nuit, ce sont d’abord celles que recueille et enregistre l’acousticien Hermann Karnau, fasciné dès son plus jeune âge par les sons, et singulièrement par la voix humaine dans toutes ses manifestations. Sur la base de centaines d’enregistrements de voix et de râles dans les conditions extrêmes de la guerre, il estime que la langue allemande est "quelque chose qu’on a dans le sang dès la naissance, sans que l’on puisse l’apprendre ensuite par la simple acquisition de la grammaire, du vocabulaire, des règles de la prononciation".
Selon Hermann Karnau, pour germaniser les peuples placés sous la tutelle nazie, il faut prévoir de "fouiller à l’intérieur de l’homme en observant le plus précisément possible la voix", de "s’attaquer à l’intérieur en s’attaquant à la voix", sans hésiter le cas échéant à pratiquer des "interventions médicales, des modifications de l’appareil articulatoire". Aussi les nazis mettent-ils en 1940 une équipe au service de cette incarnation du docteur Mengele, aux expériences de sinistre mémoire.
Contrepoint au récit de l’acousticien, la voix d’Helga, la fille aînée du dirigeant nazi Joseph Goebbels, qu’Hermann Karnau a été amené à rencontrer, surgit elle aussi, glaçante, de la nuit : les six enfants de Goebbels seront empoisonnés par leur mère dans le bunker d’Hitler, début mai 1945, quelques heures avant la défaite finale. Ulli Lust entremêle les deux récits d’Hermann et d’Helga, s’attardant avec brio sur les journées qui précèdent la liquidation des enfants. Tandis que se déploient le vaste plan d’archéologie sonore et son cortège de manipulations barbares, la jeune voix aryenne, celle d’une adolescente successivement fascinée et édifiée par son père, chemine peu à peu vers l’extinction définitive. Fabrice Piault