Cela fera un an en février que le président du Seuil Hugues Jallon lui a confié les rênes d'un nouveau département. Thomas Ragon a pour mission de développer la bande dessinée dans la grande maison généraliste, à la fois littéraire et au tropisme « sciences humaines » bien identifié. L'ancien éditeur de Dargaud (dans le même groupe, Média-Participations) avait déjà collaboré avec le Seuil à travers une première coédition Palais Bourbon, les coulisses de l'Assemblée nationale. Voir trop souvent les droits des titres de sciences humaines rachetés pour reparaître en bandes dessinées avait quelque chose d'absurde. Avec Thomas Ragon au Seuil, le maître d'œuvre de ces adaptations est désormais sur place.
Au sortir de l'Institut d'études politiques de Grenoble - ville où il passe les premières vingt-quatre années de sa vie -, Thomas Ragon ne savait pas encore trop ce qu'il voulait faire. Celui qui est désormais le Monsieur BD du Seuil avait rédigé un mémoire intitulé « Inscription de la bande dessinée franco-belge dans l'imaginaire collectif ». « Parfaitement Sciences Po », sourit-il encore devant l'ambition du sujet. Mais il s'agissait déjà d'un plaidoyer pro domo anticipé, sur la légitimité littéraire et graphique du 9e art. Concomitamment avec ses études, il travaille à la librairie Glénat. Alors, la bande dessinée, il l'apprend également en la vendant mais surtout en traînant depuis ses 15 ans à la librairie Momie Folie, où il se forgera une solide culture graphique auprès des deux fondateurs. Ces libraires, « sortes de grands frères punks, qui sont devenus des copains, sont abonnés au Comics Journal et vont m'ouvrir à la bande dessinée indépendante anglo-saxonne. À moi qui ne lisais jamais de superhéros, ils me disaient : "Lis ça, il y a peut-être des gars en collants, mais tu verras, ça n'a rien à voir..." » L'aficionado de la librairie grenobloise spécialiste ès phylactères alternatifs découvre les Watchmen, V pour Vendetta, « ces grands Anglais qui ont pris d'assaut l'édition américaine de comic books, et quoique passant par DC Comics, ne respectent pas complètement les règles ». Alan Moore, Neil Gaiman, Dave McKean... Des auteurs et dessinateurs qu'il publiera plus tard dans sa carrière. « Grâce à eux, je lirai aussi des indépendants américains. »
Le 9e art à 360°
Après l'IEP Grenoble, l'anglophile (adolescent, il allait chaque été en Angleterre) rejoint un ami installé à Leeds. Quasi cinq mois durant lesquels Thomas Ragon parfait la langue de Shakespeare et « baigne dans la culture postpunk britannique des années 1980 - Joy Division, The Wedding Present... » De retour en France, c'est « à nous deux Paris ». Il cherche des stages chez des éditeurs BD dans la capitale. Sa maîtrise de l'anglais, son érudition, son insatiable curiosité des livres, des gens : il participe tôt à des festivals comme bénévole, puis comme organisateur... Toutes ces cordes à son arc seront un atout non négligeable dans un milieu où ni la pratique de l'anglais ni le réflexe de penser hors de sa case ne dominent particulièrement. Guy Delcourt le prend en stage. Ce sera le début d'un parcours plutôt fulgurant. Il convainc Delcourt d'acheter les droits de Cages de Dave McKean. L'album remporte l'Alph-art du meilleur album étranger à Angoulême en 1999. Joann Sfar, Lewis Trondheim, David B., Riad Sattouf... Sa proximité avec la bande de « Poisson pilote », collection publiée chez Dargaud, n'est pas sans lien avec son entrée dans ladite maison en 2005. Avec Là où vont nos pères de Shaun Tan (Dargaud, 2007), c'est bingo à nouveau : le Prix du meilleur album au Festival d'Angoulême 2008 a vendu plus de 80 000 exemplaires selon GFK. Sfar, Blutch sont des noms indissociables de celui de Ragon, la fidélité est une vertu qu'il cultive. Il est le co-commissaire de l'exposition de l'auteur du Chat du rabbin au musée d'Art et d'Histoire du judaïsme à Paris, et il est allé récemment voir l'exposition de Blutch à Bâle avec ses amies Catherine Meurisse et Gisèle de Haan, l'éditrice de la dessinatrice académicienne.
En rejoignant le Seuil, Thomas Ragon s'adosse à la tradition de la maison et compte bien faire marcher son département sur les deux jambes de la fiction et de la non-fiction. Si d'autres refontes d'essais en BD sont prévues, comme celle de Comment les riches détruisent la planète d'Hervé Kempf (Seuil, 2007), la création aura la part belle. Le premier album marqué de son sceau : De l'air, de Gabrielle Piquet, « une fiction poétique très graphique ». Deux jambes, dont l'une certainement un peu folle. Méta- polar, dessins borderline, peinture... « Je ne m'interdis rien », précise-t-il. Finalement, il renoue avec l'héritage créatif des illustrateurs liés à l'ancien Seuil jeunesse : Blutch, Nicolas de Crécy, Lewis Trondheim, Mattotti, Taniguchi... « À l'époque où la maison était rue Jacob, et où j'avais postulé pour un stage... » La boucle est bouclée. Pas un cercle fermé, une bulle qui s'envole.