Après quelques années de tâtonnements chez les éditeurs, la période 2019-2020 a une vitalité particulière : il y a une forme d'urgence à penser le christianisme à l'aune de la crise que traverse l'Église mais aussi, plus généralement, le monde », estime Mathilde Mahieux. La responsable du secteur religieux de La Procure observe un travail de fond entrepris chez les éditeurs pour se positionner sur les grands enjeux de notre époque et répondre à la soif de sens qui traverse toute la population. Face à ce foisonnement éditorial « de qualité », la librairie a décidé d'éditer ce printemps un catalogue présentant nombre de ces titres et intitulé Sauvez notre maison commune. Tiré à 90 000 exemplaires, il est aussi l'occasion pour La Procure de s'engager elle-même dans la lutte pour l'écologie humaine. En introduction, son directeur général, Jean-Baptiste Passé, y dévoile les 7 engagements de la librairie comme réduire notre empreinte carbone, planter des arbres ou proposer une seconde vie aux livres.
« Dans ces temps de crise, nous avons un rôle à jouer pour essayer de documenter ce qui se passe mais aussi pour nous faire l'écho de pistes formidables d'engagement, explique Anne-Sophie Jouanneau, directrice éditoriale de Bayard. Il faut le prendre comme une occasion pour le monde catholique d'engager son identité sur de grands enjeux ». La crise écologique, à laquelle le pape François a répondu avec sa désormais célèbre encyclique, Laudato si', sur la sauvegarde de la maison commune, suscite une salve de publications.
On notera notamment la parution d'un Petit manuel pour vivre la conversion écologique à plusieurs : Laudato si' en actes de Marie-Hélène Lafage (Première partie, 11 juin), Abécédaire de l'écologie joyeuse (Bayard, janvier), Génération Laudato si' de Dominique Lang (Bayard, 17 juin) ou encore Notre sœur la mère Terre de Martin Carbajo Nunez, programmé en septembre 2020 chez MediasPaul. On en est veille sur des sujets d'actualité, on se demande ce qu'un chrétien aurait à dire dessus, nous avons des choses à dire sur la société, s'exclame, son directeur éditorial adjoint Olivier Echasserieau. La maison lance au printemps une collection autour de l'éthique qui s'ouvrira avec Une éthique animale pour le XXIe siècle de Patrick Llored. MediasPaul prépare aussi pour l'an prochain un titre sur la fin de vie avec L'aide médicale à bien mourir de Jean Casanave.
Au-delà des sujets d'actualité, l'un des objectifs principaux des éditeurs religieux est de faire connecter les valeurs et initiatives du monde chrétien avec les grands enjeux de notre époque. Et face à une société de plus en plus déchristianisée, soumise à de nombreuses crises, les professionnels du secteur cherchent autant à s'adresser aux croyants qu'aux laïcs en quête de sens. Pour ce faire, ils explorent trois pistes de travail.
1. Conquérir les domaines de la spiritualité et du développement personnel
Des succès de Frédéric Lenoir - tel son célèbre Petit traité de vie intérieure (Plon, 2010) qui campe dans les meilleures ventes - à ceux de Laurent Gounelle ou du moine bouddhiste Matthieu Ricard : la spiritualité a la cote auprès du grand public. Tout comme les traités de développement personnel et les ouvrages ayant trait au bien-être. Alors que ces titres étaient jusqu'alors essentiellement publiés par des éditeurs généralistes, les professionnels du segment religion investissent de plus en plus ce segment.
Pourquoi ne pas l'avoir fait plus tôt ? « Peut-être qu'un certain nombre de prêtres et de spécialistes, considérant la richesse de la tradition chrétienne sur ce sujet, avaient une petite forme d'arrogance et de défiance pour ces rayons », envisage Bruno Nougayrède, le président d'Elidia. Avant de rappeler avec ironie que « dans le secteur de la spiritualité, il y a une tradition vieille de 2000 ans et qui s'appelle le christianisme ». Artège a édité Méditation et paix intérieure : à partir d'une tradition bimillénaire, éveille la source qui est en toi ! de Patrice Gourrier et Jérôme Dés-bouchages, encadré par les auteurs phares du mieux-être, Christophe André à la préface et Mathieu Ricard en postface. MediasPaul se tourne aussi vers ces rayons. Pour ce faire, la maison a engagé en 2019 un nouveau directeur éditorial adjoint au profil atypique. Doté d'une expérience pastorale, Olivier Echasserieau est aussi diplômé en théologie, psychologie et hypnose. De plus en plus de gens se préoccupent du mieux-être et l'Église catholique ne semble pas arriver à répondre à cette attente : nous tentons à notre échelle d'apporter une réponse, explique-t-il avant de rappeler que le mieux-être, c'est d'abord l'être. Le premier titre de cette veine, Se délier des entraves du passé, récit d'une trajectoire psychospirituelle, de Maguy Méchinaud est paru à la fin de l'année 2019.
Depuis deux ans, Mame s'est lancé dans une diversification de sa ligne éditoriale vers le développement personnel et le renouveau de la spiritualité. Après Peut-on être chrétien et embrasser les arbres : les chrétiens face aux nouvelles spiritualités (Dominique Pérot-Poussielgue) et Managez avec son âme (Fabienne Alamelou-Michaille) l'an passé, l'éditeur propose en 2020 de la « spiritualité conjugale » avec Love and War, de John et Stasi Eldredge ou La citadelle imprenable de Guy Emmanuel Cariot, manuel de combat spirituel. La filiale de Média-Participations a aussi publié cet hiver Priez avec les anges de Yann Caudal et Nicole Masson. « Le thème des anges est régulièrement capté par les éditeurs généralistes qui ont un discours ésotérique : nous souhaitons réinvestir cette spiritualité populaire », justifie Sophie de Cluzel, sa directrice éditoriale. Un thème aussi exploré par l'Emmanuel, avec En présence des anges, Découvrir le monde invisible de Jacques Gauthier.
La maison, qui s'appuie sur la communauté du même nom, mise sur le développement personnel. L'éditeur a publié au printemps Comment discerner du prêtre Pascal Ide - qui y a notamment signé Le burn-out, une maladie du don - itinéraire en cinq étapes pour prendre ses décisions en chrétien. Au programme aussi, Tendresse amour et volupté (Marie Aude Binet), manuel pratique pour se sentir mieux dans son couple et augmenter le plaisir dans l'union sexuelle ou des romans comme Le premier jour de ma vie éternelle d'Anne Kurian, mêlant humour et réflexions spirituelles. L'éditeur sort ce titre sous sa marque grand public Quasar avec laquelle L'Emmanuel s'est dernièrement essayé aux romans feel good book et à la romance. Salvator fait une incursion dans le rayon bien être avec la collection « Se libérer... » lancée fin 2019, et qui s'enrichira en juin de deux titres, Se libérer de la tristesse et des idées noires et Se libérer de la timidité, signés par l'archevêque Victor Manuel Fernandez. On notera aussi chez Bayard la réédition simultanée dans une nouvelle collection poche de trois titres du prêtre canadien Jean Monbourquette (1933-2011), qui fut l'un des premiers à conjuguer foi chrétienne, vie spirituelle et psychologie. Un inédit, Excusez-moi, je suis en deuil, sera proposé le même jour.
2. Revenir aux fondamentaux
« Dans cette période de crise on sent une forte demande de compréhension des textes fondamentaux », note Stanislas Jozan, directeur des éditions de l'Emmanuel. La maison lance en juin la collection Saintissime, pour aborder de manière simple les grands thèmes de la spiritualité. Le prédicateur et essayiste canadien Jacques Gauthier en signe le premier titre, Devenir saint : petit mode d'emploi. Mediaspaul, adossé à la société Saint-Paul, revient aussi aux premiers temps de l'Église avec une collection dédiée à Paul Apôtre, dont le premier titre, Manger ensemble, quelle affaire ! (Jacqueline Martin Bagnaudez) devrait paraître l'an prochain. De son côté Mame vient de lancer une série de théologie pour les nuls intitulée « Le point spirituel » pour vulgariser au maximum des concepts et textes souvent perçus comme inaccessibles par le grand public.
Au-delà des textes de vulgarisation, les ouvrages de référence qui éclairent les premiers temps de la religion suscitent l'intérêt des lecteurs. Au Seuil, Elsa Rosenberger note le succès commercial de l'enquête de Daniel Marguerat, Vie et destin de Jésus de Nazareth (mars 2019). « Nos meilleurs succès en 2019 sont la série Les Califes maudits de Hela Ouardi, qui explore l'histoire des premiers califes et, de la même auteure, Les derniers jours de Muhammad qui continue et a dépassé les 35 000 ventes toutes éditions confondues », constate Jean Mouttapa chez Albin Michel. L'éditeur travaille pour l'automne à un projet ambitieux d'encyclopédie, Après Jésus, autour de l'invention du christianisme. Ce projet est la suite logique de l'encyclopédie Jésus (2017), « gros succès commercial avec plus de 22 000 exemplaires vendus ».
Chez Bayard, on prépare pour la rentrée un autre ouvrage atypique, L'Évangile expliqué par Frédéric Boyer et illustré par Serge Bloch. Ce travail s'inscrit dans la continuité de la Bible : les récits fondateurs (2016), porté par le même binôme. A signaler aussi le bon accueil du Coran des historiens (paru au Cerf en fin d'année), sous la direction de Mohammad Ali Amir Moezzi et Guillaume Dye. Ce très bel ouvrage en trois volumes sous coffret, offre une synthèse complète et critique des travaux et recherches sur le Coran.
3. Trouver de nouvelles voix
« On cherche tous le nouveau Adrien Candiard, c'est une sorte de fantasme », s'amuse Bruno Nougayrède. Ce moine dominicain français de 37 ans, vivant au couvent du Caire, est devenu la star du secteur avec des ouvrages aux allures de bestseller concernant l'islam ou la spiritualité chrétienne. Alors que son dernier essai A Philémon : réflexions sur la liberté chrétienne (Cerf, janvier 2019) occupe la troisième marche du top 50 des meilleures ventes du rayon selon GFK, ses précédents titres tels Veilleur, où en est la nuit ? (Cerf, 2016) y figure toujours. Le Cerf, géré par l'ordre dominicain, est évidemment bien placé pour faire émerger les jeunes voix de cet ordre, véritable vivier de futurs talents. La maison a par exemple édité cet hiver le premier texte d'Augustin Pic, docteur en théologie, Dieu dans l'Église en crise : réflexion sur un grand mystère.
« Adrien Candiard ou la théologienne protestante Marion Muller-Colard, font partie des gros vendeurs de notre segment mais ils étaient d'illustres inconnus il y a 5 ans : ces nouvelles voix, en phase avec la société, participent au renouvellement de notre secteur et touchent un large public, détaille Régis de Villers, directeur général de Salvator. Il y a donc une certaine concurrence entre éditeurs pour dénicher les voix de demain ». Alors comment s'y prendre ?
« Certains regardent les meilleures ventes GFK et vont les récupérer mais sinon, pas de formule magique, chacun à ses petites stratégies », poursuit Régis de Villers. Pour faire émerger de jeunes théologiens, Salvator s'appuie sur différents canaux. « Nous avons la chance d'être dans un écosystème où le bouche-à-oreille fonctionne bien avec des auteurs qui nous parlent d'auteurs, des colloques, productions universitaires, la presse spécialisée, les conférences organisées par l'Église, etc. ». Il faut cependant être très réactif. L'éditeur raconte ainsi comment, quelques jours après avoir trouvé intéressant un jeune évêque entendu à la radio il l'a contacté avant d'apprendre qu'il avait déjà été approché par un de ses confrères.
Les contacts avec des éditeurs étrangers peuvent aussi apport leur lot de bonne surprise. Salvator a ainsi repéré en Italie le jeune théologien qui monte, Robert Cheaib, dont le deuxième titre est paru chez l'éditeur à l'hiver, Un Dieu humain : premiers pas dans la foi chrétienne. C'est aussi en Italie que Mame a déniché, le jeune prêtre Luigi Maria Epicoco, auteur l'an passé de La foi n'est pas un bonbon au miel et porte cette année un enjeu de la maison, Saint Jean-Paul II le grand. Ce livre d'entretien avec le pape François, programmé fin mai, bénéficie d'un tirage à 15 000 exemplaires. Les réseaux sociaux et les influenceurs sont aussi très scrutés par les professionnels, puisqu'ils permettent de faire remonter les succès d'un prêche ou les initiatives de tel ou tel prêtre. C'est grâce à une vidéo Youtube que l'Emmanuel a découvert Bruno Valentin, nommé il y a un an évêque auxiliaire du diocèse de Versailles et qui vient de publier son premier titre.
« On cherche beaucoup et on trouve très très peu », reconnaît Matthieu Megevand, directeur de Labor et Fides. Parfois, la découverte d'un auteur s'apparente à « un conte de fées. On ne publie presque jamais de manuscrits envoyés spontanément mais j'ai reçu par la poste l'ouvrage de Marie-Laure Choplin et j'ai su que c'était une pépite ». Son premier ouvrage, Un cœur sans rempart (2018) a bénéficié d'un avant-propos de Marion Muller-Colard et connu un succès critique. La maison fait aussi émerger de nouvelle voix en diversifiant sa production. Elle a lancé l'an passé la collection Lignes intérieures, où des écrivains racontent leur rapport à la foi. « Et on peut mettre ces livres dans les rayons littérature, ils sont particulièrement soignés, ce qui nous permet de toucher d'autres lecteurs ».