Ce n'était pas facile. Autant vouloir saisir un Giacometti. Cet homme qui marche sec, mince, grand, minéral, c'est homme que rien n'arrête, c'est Aron Jean-Marie Lustiger (1926-2007), le petit juif parisien avec la gouaille de Montmartre qui devint archevêque de Paris pendant vingt-quatre ans.
Henri Tincq a su rendre fascinant cet homme austère, qui impressionnait par son air de prophète et dérangeait par sa volonté de s'immiscer dans le débat public. Dans cette biographie non hagiographique menée tambour battant, l'ancien journaliste à La Croix et au Monde parvient à saisir ce cardinal pressé, ce prince de l'Eglise qui "aime le feu de l'action politique", cet homme d'apparente contradiction qui jaillit ici dans sa vérité spirituelle de juif et de chrétien.
On se souvient de la boutade de Pierre Desproges : "Tous les archevêques de Paris sont juifs." Henri Tincq rappelle combien Lustiger s'est investi dans sa mission pour Israël, pour rapprocher deux communautés, deux peuples, mais aussi combien il s'est mobilisé pour calmer la polémique autour du carmel d'Auschwitz et la façon dont il s'en est pris à Jean-Marie Le Pen après les propos sur le "détail" de l'histoire, lui dont la mère est morte à Auschwitz après avoir été dénoncée par une voisine qui voulait récupérer l'appartement.
Inspiré par le théologien Henri de Lubac, porté par Jean-Paul II qui le fait évêque d'Orléans - la ville où il s'était converti en 1940 - puis archevêque de Paris, Jean-Marie Lustiger avance avec la conviction qu'il faut changer les choses. "L'histoire du siècle et son histoire personnelle se confondent chez Jean-Marie Lustiger dans une même perception du tragique de l'existence humaine."
Homme de médias - il est le créateur de Radio Notre-Dame et de la chaîne de télévision KTO, il fut aussi un intellectuel engagé qui fréquenta François Mitterrand tout en croisant le fer contre les socialistes pour défendre l'école catholique. "En régime de séparation de l'Eglise et de l'Etat, le seul discours officiel prononcé le jour des obsèques de François Mitterrand aura été cette homélie du cardinal archevêque de Paris."
Avec la même vigueur, cet académicien français n'hésita pas à fustiger La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese ou à prendre position dans les débats éthiques sur l'embryon ou le sida. Présent sur tous les fronts, de l'éducation à l'évangélisation, cet "intellectuel passionné et résolument moderne" s'attirera des fidélités absolues et des inimitiés profondes. "Il se prend pour Dieu, disent ses ennemis. Tout ce qu'il n'a pas créé n'existe pas." Il reste en tout cas un homme d'une sincérité absolue - donc dérangeante - qui a donné à l'Eglise de France l'étincelle des années 1980 en la faisant entrer dans l'ère médiatique.