Ecrivain unique et divers, Michel Chaillou a habitué depuis longtemps ses lecteurs à sa façon d’appréhender le monde. « La vie n’est pas la vie ni ce qu’on nous fait croire », pourrait-il chanter, à l’instar du Manset d’Entrez dans le rêve. D’où, dans son œuvre, un certain nombre d’olnis, comme celui-ci. Tentons de nous y repérer, les éléments d’information nous parvenant au compte-gouttes, et à rebours.
C’est l’histoire d’un type à l’identité incertaine, Charles-André Bertrand, trois prénoms qui ne font pas un vrai nom. Prof de lettres quadragénaire et nantais, plaqué par Diane, sa copine et collègue prof d’histoire, sans doute à cause de l’étrangeté de son comportement. De son immaturité, aussi. Orphelin, Charles-André n’a jamais vraiment quitté le château de l’Ombre, où il a passé son enfance et sa jeunesse, avec son grand parc, ses recoins mystérieux, et sa tante « biblique », Angèle, « folle de Jésus », qui s’est occupée un temps de lui et qu’il a vue morte, sur son lit. Une image qui le hante, comme tous ces souvenirs qu’il ressasse et mouline à vide.
On ne sait trop pourquoi, au début du roman, le « héros » s’est réfugié à Portivy, dans la presqu’île de Quiberon, région qu’il connaît bien, et se dissimule dans la Villa Rose d’un couple ami, chorégraphes partis plusieurs mois à New York. Il ne les informe pas, sait où dénicher la clef, squatte et se terre au milieu de nulle part. « Perdu en terre », écrit joliment Chaillou. Lors de ses sorties, au bourg voisin où il se ravitaille, déjeune et fréquente le bistrot, il guette les faits-divers aux informations : il est persuadé, quinze jours auparavant, après un dîner fort arrosé, d’avoir vu au château, morte comme sa tante Angèle, Madame Joliette, la cuisinière. Mort naturelle, ou bien serait-il un assassin ? En tout cas, il a oublié là-bas ses papiers, ses clefs, et n’ose retourner les chercher.
Hors du temps et du monde, Charles-André va tourner en rond, intellectuellement surtout, entre réminiscences obsédantes du passé, tentative de se ressouvenir du fameux dîner, de ce qu’il a fait après, intentions inabouties de s’assurer par lui-même si Madame Joliette est défunte ou toujours vivante. Mais notre homme est un velléitaire, un impuissant. Il lui faudra, plus tard, après son retour dans la « vraie » vie, toute l’aide d’Irène, une autre de ses collègues avec qui il flirte un moment, pour faire preuve d’un minimum de courage, avant de partir complètement en vrille. On n’en dira pas plus, la fin du livre étant aussi bizarre que le reste. Vous avez dit « bizarre » ?
On se demande, de prime abord, pourquoi L’hypothèse de l’ombre est publié dans la collection « Haute enfance » de Gallimard, puisque ce n’est pas vraiment un récit autobiographique comme les autres. Le livre lu, on comprend mieux : l’enfance y occupe une place fondamentale, chez un personnage qui ne l’a jamais vraiment ni aimée, ni réglée.
A 83 ans, le Nantais Michel Chaillou affiche la même inventivité, la même maîtrise de son univers parallèle, le tout dans une langue à la fois fluide et dense, avec un zeste d’humour à froid, presque british.
J.-C. P.