Couverture souple d’un bleu brillant, photos à foison, maquette colorée, texte aéré divisé en chapitres thématiques, bonnes adresses, "petits plus", anecdotes : la version 2016 des "Guides bleus", lancée au printemps à l’occasion du centenaire de la célèbre collection de guides touristiques éditée par Hachette, est bien loin de son image austère et encyclopédique. C’est justement le but.
"Porter une marque aussi forte que la nôtre est un atout et un inconvénient : beaucoup de gens sont intimidés par le guide bleu et pensent qu’il s’adresse à leurs parents, alors qu’il a évolué avec son temps, assure Béatrice Hemsen-Vigouroux, responsable depuis 2003 de la collection de 34 titres. Le temps des pavés exhaustifs, écrits en tout petit sans paragraphes, est bien révolu." La cible éditoriale des "Guides bleus", le grand lectorat cultivé, étant "vieillissante", le fleuron d’Hachette Tourisme tente d’attirer les jeunes générations avides de culture et de voyages. "Notre nouveau guide est volontairement plus accessible, mais il ne perd rien de son statut de référence culturelle, bien au contraire : les visites sont certes moins exhaustives, mais plus explicatives et vivantes", plaide Cécile Petiau, directrice éditoriale au pôle guides illustrés de la maison. Le guide bleu n’en est pas à sa première réforme : depuis un siècle il ne cesse de s’adapter, sur le fond comme sur la forme, témoignant des évolutions de son lectorat qui constitue aussi le noyau du public des librairies.
1916 : les "Guides Joanne" deviennent "Bleus"
Les "Guides bleus" ont en réalité pris forme dès 1841 sous la plume d’Adolphe Joanne. L’avocat et journaliste, cofondateur de la revue L’Illustration, édite alors chez Paulin le premier guide touristique français, Itinéraire descriptif et historique de la Suisse. Ayant, écrit-il, "remarqué que les Français commençaient enfin à sentir les plaisirs et à comprendre l’utilité des voyages", l’auteur leur propose de découvrir les richesses et la culture du pays par le biais d’itinéraires pédestres détaillés.
Le succès l’incite à s’atteler à d’autres guides publiés chez Louis Maison, qui les vend à Louis Hachette en 1852. A l’heure de l’essor du réseau ferroviaire, ce dernier vient de créer les Bibliothèques des chemins de fer, ancêtres des Relay. Afin d’occuper les longs trajets des passagers et de répondre au goût du voyage qui s’invite dans les milieux privilégiés, il entend y proposer une série de guides touristiques. Il engage Adolphe Joanne qui, dès 1855, est chargé de mettre au point les ouvrages de voyage de la maison. Ainsi naissent les "Guides Joanne", qui arborent d’emblée la célèbre couverture bleu foncé. "Il n’y a eu aucune rupture éditoriale entre les "Guides Joanne" et les débuts des "Guides bleus"", précise Béatrice Hemsen-Vigouroux.
La collection change de nom en 1916, "vraisemblablement dans une optique d’expansion à l’international", à la suite d’un contrat de coédition passé avec l’éditeur anglais Muirhead qui proposait alors des "Blue guides". Les premiers "Guides bleus" officiels paraissent en 1918, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Articulés autour d’itinéraires détaillés, ces énormes guides austères invitent le voyageur à s’intéresser, pas à pas, au folklore comme à l’histoire ou à la géographie des lieux qu’il traverse tout en distillant des conseils pratiques : horaires des trains, hôtels, état des routes, liste des postes, banques, librairies, etc. "Trois aspects les caractérisent, résume Cécile Petiau : une volonté quasiment encyclopédique de recenser le patrimoine d’une destination, un style très littéraire et de nombreuses informations de terrain pour faciliter le voyage."
Le public visé par ces guides est alors à l’image de celui de leur précurseur : une bourgeoisie curieuse, éclairée, partageant les nombreuses références littéraires et parfois scientifiques qui étayent les itinéraires. "Le lectorat était constitué des premiers grands voyageurs : issus des classes très aisées, avides de découverte, ils pouvaient consacrer plusieurs mois à leurs voyages", observe l’éditrice. En témoignent les nombreux guides qui, jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, traiteront de plusieurs pays à la fois ou proposeront des itinéraires s’étalant sur plus de 3 000 kilomètres.
1945-1965 : le lectorat s’élargit
Entre 1945 et 1965, 3 millions d’exemplaires des "Guides bleus" s’écoulent. L’avènement des congés payés en 1936 et, surtout, la démocratisation de l’automobile avec le lancement de voitures populaires comme la 4 CV Renault permettent à un plus large public d’envisager le voyage dans les années d’après-guerre. Pour Cécile Petiau, "la cible éditoriale s’élargit clairement à cette période, mais concerne toujours une catégorie privilégiée de la population". Les "Guides bleus", après s’être adaptés à l’essor du train, se mettent à la page du développement automobile : à partir des années 1930, tous les itinéraires des guides sont routiers. Les descriptions se font de plus en plus détaillées et rigoureuses tandis que le style s’uniformise, délaissant les digressions littéraires du début. "Les lecteurs de l’époque souhaitaient ne rien rater de ce qui devait être vu, le guide avait alors des allures de catalogue : on y trouvait par exemple la liste de toutes les œuvres présentes dans un musée", note Cécile Petiau. La collection qui s’installe comme une référence culturelle voit d’ailleurs récompenser sa rigueur en 1953, où son titre consacré à la Grèce est inscrit sur la liste des sources à consulter en priorité pour la préparation de l’agrégation.
Parallèlement, les "Guides bleus" s’ouvrent de plus en plus aux destinations étrangères, répondant à un "désir d’ailleurs" des Français aiguisé par l’esprit colonial de l’entre-deux-guerres. "Il y a 8 ans, je vous aurais dit [à propos des rédacteurs des guides], ils courent la France. Il y a 5 ans : ils courent l’Europe. Maintenant je peux vous dire : ils courent le monde", se félicite, en 1953, leur directeur d’alors, le prix Goncourt Francis Ambrière, dans une interview au quotidien Le Monde.
Années 1970 : plus pratique, plus attractif
Dans l’après-Mai 68, à l’heure de l’essor du transport aérien et du tourisme de masse, mais aussi de la massification de l’éducation, une nouvelle génération de "Guides bleus" voit le jour. La couverture, inchangée depuis les origines, intègre une illustration qui représente la Terre vue de la Lune, symbolisant la vocation planétaire de la collection. La maquette s’aère et se modernise. En deux couleurs, elle accueille de nombreux intertitres et paragraphes. Face aux guides concurrents qui accompagnent la démocratisation du voyage, sur un marché qu’il dominait jusqu’alors, le "Bleu" se réinvente pour être plus pratique, plus léger, plus maniable, mais aussi plus attractif.
La ligne éditoriale s’adapte également aux nouvelles conceptions du voyage et aux critiques, comme celle de Roland Barthes qui, dans ses célèbres Mythologies, écrit qu’"en réduisant la géographie à la description d’un monde monumental et inhabité, le Guide bleu traduit une mythologie dépassée par une partie de la bourgeoisie elle-même". Si le lectorat des "Guides bleus" souhaite toujours se cultiver en voyageant, il cherche à le faire d’une façon moins académique et plus humaine. Les rédacteurs de la collection sont invités à rédiger des textes personnels, restituant l’ambiance des lieux et leurs impressions tout en gardant la richesse et la rigueur du propos.
Une autre réforme éditoriale, révélatrice de l’évolution du tourisme, apparaît au tournant des années 1980 : organisé par itinéraires depuis sa création, le "Bleu" se découpe désormais par ordre alphabétique. "Plus pratique pour des voyageurs qui ne partent plus durant des mois et font plutôt des sauts d’une ville à l’autre ou rayonnent autour d’un point de chute", explique Cécile Petiau.
Années 1990 : s’adapter à la "lecture zapping"
Dans la continuité des révisions précédentes, les "Guides bleus" vont radicalement se transformer dans les années 1990. Désormais en couleurs, la maquette, pour être plus lisible, passe sur deux colonnes très aérées. Elle se dote d’illustrations et de marges où sont insérés encadrés et conseils. "L’idée est d’introduire une compréhension à deux niveaux correspondant à l’évolution du mode de lecture : les lecteurs ont de moins en moins de temps pour lire et cherchent des textes plus digestes qu’ils peuvent, selon leur envie, attraper par un encadré, une note, un titre éclairant, etc.", justifie Béatrice Hemsen-Vigouroux.
La "lecture zapping", favorisée par l’essor d’Internet et couplée aux nouveaux modes de voyage, incite l’éditeur à révolutionner la structure du guide en l’organisant autour des parties thématiques qui le constituent actuellement : découvrir, partir, séjourner, comprendre et - la plus importante - visiter. Pour répondre à la baisse d’itinérance des voyageurs, les pays sont dorénavant présentés par régions.
La ligne éditoriale continue à s’humaniser en s’intéressant aux us et coutumes et à l’actualité des pays décryptés. "Nous nous adaptons à l’évolution des centres d’intérêt de notre lectorat : il ne cherche plus un guide exhaustif qui lui dit ce qu’il doit voir, pas à pas, mais un compagnon culturel qui l’aide à comprendre ce qu’il voit", souligne Béatrice Hemsen-Vigouroux.
A partir de 1998, la couverture désormais souple du guide va connaître de nombreux changements destinés à casser l’image d’un guide "vieux et indigeste". Quitte à froisser certains de ses fidèles qui voient dans ces multiples évolutions une perte de substance.
Au tournant des années 2000, les "Guides bleus" font face au défi auquel ils tentent aujourd’hui de répondre : comment apporter toutes les informations attendues par leur lectorat habituel dans des guides toujours plus compacts et aérés à même de séduire la relève du lecteur éclairé ?