L'habit ne fait pas le moine. Ce proverbe n'eut jamais autant de pertinence que lorsque l'on considérait les conventions sociales comme des lois d'airain, édictant qu'on affiche ce qu'on est, tout en se gardant bien de ne pas montrer ce qu'on est en vérité. La cour de Louis XIV fut un ballet d'attitudes et de gestes codifiés, où les acteurs affublés de perruques et de titres firent le miel des écrivains - dramaturges, auteurs de fables ou de Mémoires, moralistes : de Molière à La Fontaine ou Saint-Simon en passant par La Rochefoucauld ou La Bruyère. Outre-Manche, deux siècles plus tard, l'ère victorienne n'est pas en reste en matière d'étiquette et de règles de bienséance. La dichotomie entre être et paraître, voire la schizophrénie, semble plus grande encore, car face à la Révolution industrielle, le progrès scientifique et technique, la société tout entière se rigidifie en passant au cou le carcan du puritanisme. Qui dit carcan, dit refoulement. Sous le masque de la respectabilité, le vrai visage grimace. Dans la camisole, le corps se contorsionne, désirant, transpirant mille fantasmes.
Dès la fin du XVIIIe siècle, la littérature anglaise voit naître des récits aux ambiances ténébreuses, avec châteaux hantés, pleins de mystères surgis du Moyen-âge, animés par un inconscient fantastique venu hanter la modernité en marche. Le château d'Otrante d'Horace Walpole (1764) inaugure le « roman gothique », dont Frankenstein (1818) de Mary Shelley est l'épitomé. Robert Louis Stevenson avec L'étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (1886) renouvelle le genre. L'auteur de Dracula (1897), Bram Stoker, quant à lui, en transposant la légende du comte de Transylvanie assoiffé de sang à son époque, fait de son livre un avatar fin de siècle de la fiction gothique et pose le premier jalon de la littérature de vampires.
C'est de la vie trouble de ce dernier que Joseph O'Connor s'empare dans Le bal des ombres. Pas tant trouble que troublée. A première vue, Abraham, dit Bram, Stoker mène une existence tout ce qu'il y a de plus lisse. Ce Dublinois est, comme le protagoniste de son futur Dracula, Jonathan Hawker, clerc de notaire en mission dans les Carpates, un gratte-papier. A ses heures perdues, Bram commet des critiques de théâtre. En lui bouillonnent des pulsions à rebours de sa falote image publique. Ayant vu dans Hamlet Henry Irving, le plus grand acteur britannique du règne de Victoria, il signe un dithyrambe qui attire l'attention du shakespearien. Irving lui propose d'être son secrétaire. L'Irlandais accepte et débarque avec sa jeune épouse à Londres et devient l'administrateur du Lyceum, le théâtre d'Irving qui vient d'engager la vedette des planches Ellen Terry. Quoique tous trois mariés, s'articule autour d'eux une drôle de triangulation amoureuse. Le triangle n'est pas tout à fait équilatéral. Si Irving et Terry sont amants, Stoker penche secrètement pour l'un des côtés. Sa fascination pour Irving lui inspire le personnage du comte vampire. Bram Stoker, ami d'Oscar Wilde, ne connaîtra aucun succès littéraire mais n'en sera pas moins le père d'un mythe. Et d'une métaphore, s'il en est, de l'homosexualité refoulée : « normal » de jour, assouvissant ses désirs la nuit.
Après Maintenant ou jamais, la saga d'un groupe de rock, O'Connor nous entraîne ici dans la Londres interlope des gens de théâtre, pastichant le genre gothique avec ses tableaux à la luxuriance décadente, nous servant des dialogues à la politesse victorienne. Une magistrale visite dans le backstage de la personnalité torturée de Stoker.
Le bal des ombres - Traduit de l'anglais (Irlande) par Carine Chichereau
Payot & Rivages
Tirage: 7 000 ex.
Prix: 23 euros ; 464 p.
ISBN: 978-2-7436-4927-2