Longtemps journaliste à Libération, quotidien à la création duquel ont largement participé, en 1973, ceux qu’on appelait "maos Spontex", Pascale Nivelle est une bonne connaisseuse de la Chine et de son histoire moderne. Elle travaille aujourd’hui au Monde et, pour commémorer à sa façon les 40 ans de la mort de Mao Zedong, a choisi de s’intéresser à ce qui demeure son "fait d’armes" le plus délirant : le Petit Livre rouge. Une "bombe spirituelle", selon son signataire - à défaut d’être son initiateur ou son concepteur : l’avait-il même lu ? -, dont on a dit un temps que c’était l’ouvrage le plus vendu après la Bible : 2 milliards d’exemplaires en 52 langues et dans 150 pays.
Le livre connut pourtant des débuts modestes et une carrière agitée, en fonction des luttes internes au pouvoir chinois - Mao contesté, affaibli ou tout-puissant, sa femme, Jiang Qing, à la manœuvre dans les coulisses, son dauphin, Lin Biao, brutalement éliminé. Et une éclipse totale dès avant la mort du Grand Timonier. Aujourd’hui en Chine même, raconte Pascale Nivelle, on ne le trouve plus guère que comme souvenir pour les touristes, parmi les boules à neige sur la Cité interdite, et les jeunes ne savent même pas ce que c’était. Quel instrument redoutable dans les mains de leurs parents, gardes rouges durant la Révolution culturelle, la plus grande machine de propagande, de lavage de cerveau, de folie et de terreur collective, d’éradication du patrimoine que le monde ait connue. C’était en 1966-1967-1968, dans un autre siècle.
La vraie naissance du Petit Livre rouge, en fait un répertoire de citations indigestes et fumeuses, remonte à 1961-1962, alors que le président Mao se trouvait dans une mauvaise passe politique. Ses séides, Lin Biao et Jiang Qing, avaient imaginé ce médium pour renforcer leur emprise sur le pays, à destination des paysans illettrés qui formaient la masse de l’Armée populaire de libération. Mais ce n’est qu’à partir de 1966, début de la Révolution culturelle, que l’ouvrage deviendra une arme de persuasion massive, et une sorte de talisman.
Les Chinois, de force au début, ont adhéré à cette maomania. Mais toute une partie de l’intelligentsia occidentale également, en rupture avec le communisme russe et aveuglée par le "soleil rouge", qui se rendit en Chine comme en pèlerinages - largement financés par le régime. Tout cela est connu, et navrant. Pour un Pierre Ryckmans (alias Simon Leys), qui avait tout compris et dénoncé dès 1971 dans ses Habits neufs du président Mao, combien de thuriféraires ! "Mao est un humaniste", déclarait, en 1961, un certain François Mitterrand, pourtant guère "gauchiste". Lin Biao, lui, dans sa préface, arrachée de tous les exemplaires lors de sa disgrâce posthume de 1974 (il est mort dans des circonstances non élucidées, en 1971), enjoignait d’"appliquer la pensée de Mao Zedong quand bien même on ne la comprend pas". Tous les fanatismes, passés et présents, sont aveugles. Jean-Claude Perrier