Une certaine violence

Thomas B. Reverdy avec Emma Saudin, éditrice littérature étrangère. Présentation de la "rentrée littéraire" Flammarion à la maison de l'Amérique Latine. - Photo Olivier Dion

Une certaine violence

Alors que l’exo-fiction n’a pas dit son dernier mot, les romans français de l’automne se font l’écho des tourments de notre époque en explorant les mécanismes des violences sociales, politiques ou sexuelles et la manière dont elles influent sur les destinées humaines.

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Par Pauline Leduc,
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Créé le 29.06.2018 à 02h05

Portée, comme l’an passé, par le roman du réel, la production littéraire de la rentrée 2018 est traversée par une violence dont les romanciers déclinent les multiples expressions. Certains, comme Jérémy Fel dans le drame familial Helena (Rivages), font de la violence le sujet même de leur ouvrage. La plupart la placent en toile de fond de fictions qui font écho aux traumatismes de notre époque. Remontant aux guerres et bouleversements politiques qui ont secoué le XXe siècle à travers le monde, ils explorent la grande histoire par la petite. David Diop propulse le lecteur au cœur de l’absurde boucherie de la Première Guerre mondiale en suivant un jeune tirailleur sénégalais qui, après avoir perdu son Frère d’âme (Seuil) bascule dans la folie. Dans L’île aux troncs (Verdier), Michel Jullien dessine le destin de trois vétérans russes mutilés durant la Seconde Guerre mondiale, perçus comme des parasites et forcés à l’exil. Michel Heurtault interroge la complexité de l’engagement avec Ce cœur qui haïssait la guerre (Albin Michel) où un jeune ingénieur doit prendre position face à la montée du nazisme alors qu’à l’autre bout du monde, sous la Chine de Mao Zedong, le héros de Paul Greveillac dans Maîtres et esclaves (Gallimard) vit une incroyable ascension sociale, devenant peintre du régime, avant que l’Histoire ne le rattrape. La jeune Candice va aussi découvrir la brutalité du pouvoir durant L’hiver du mécontentement (Flammarion), où Thomas Reverdy met en parallèle la pièce Richard III et le basculement de la Grande-Bretagne vers l’ère de Margaret Thatcher. Le monde vacille aussi chez Diane Mazloum où la guerre civile libanaise signe la fin de L’âge d’or (JC Lattès).

Fantômes de la guerre

Dans Une vie de pierres chaudes d’Aurélie Razimbaud (Albin Michel) la guerre semble n’avoir jamais vraiment de fin pour Louis qui, bien des années après, reste chaque nuit hanté par les fantômes de l’Algérie. Les souvenirs du siège de Sarajevo se rappellent douloureusement au photographe de guerre imaginé par Ingrid Thobois dans Miss Sarajevo (Buchet-Chastel), ceux de la Shoah emplissent de culpabilité le héros de La mer en face (Rocher) de Vladimir de Gmeline tandis que la douleur de la guerre civile au Cameroun refait surface dans Empreintes de crabe (Lattès) chez Patrice Nganang.

Avec A son image (Actes Sud), Jérôme Ferrari explore, à travers un requiem pour une photographe défunte, la violence des conflits contemporains à travers le monde. Et il y a malheureusement de quoi faire. La politique répressive du gouvernement turc trouve un écho dans Le Sillon (Le Tripode) que trace Valérie Manteau, quand In Koli Jean Bofane épingle, à travers le meurtre de La belle de Casa (Actes Sud), les biais de la société marocaine, la corruption des puissants et la précarité des migrants. L’Amérique de Donald Trump est le terreau du Fracking (Albin Michel) de François Roux qui met en scène, dans les prairies du Dakota, une famille se battant contre le cynisme de géants pétroliers intoxiquant la région. L’ère Trump infuse aussi dans Pardon pour l’Amérique de Philippe Rahmy (La Table ronde) et apparaît comme une menace pour La chance de leur vie (L’Olivier) d’Agnès Desarthe où une famille française tente de trouver son équilibre dans sa nouvelle vie aux Etats-Unis tandis que de l’autre côté de l’océan des attentats meurtriers ravagent Paris.

A l’heure où chacun tente d’apprendre à vivre avec la menace terroriste, les romanciers de la rentrée continuent à faire de ces traumatismes matière à littérature. Avec Par les écrans du monde (Seuil), Fanny Taillandier revisite le 11 septembre 2001, auscultant à l’échelle de plusieurs vies la résonance et l’impact de ces attentats qui ont ouvert notre millénaire. Yasmina Khadra se glisse dans la tête de Khalil (Julliard), jeune kamikaze qui tente, en vain, de se faire exploser dans une rame de RER bondé, le 13 novembre 2015, quand Charles Nemes raconte dans Une si brève arrière-saison (HC éditions) le bouleversement de plusieurs destins lorsqu’une jeune femme accepte de prendre la place d’une amie au concert des Eagles of Death Metal au Bataclan. Autour de l’angoisse suscitée par les attentats de 2015, Alexandra Dezzi tisse dans Silence, radieux (Léo Scheer) une histoire d’amour à l’issue incertaine, alors que sous la plume d’Emilie Frèche, un couple de miraculés des attentats du 13 novembre 2015 s’appuie sur l’urgence émotionnelle de la situation pour sauter le pas et décider de Vivre ensemble (Stock). Dans une veine plus pessimiste, le héros de Massacre (Rocher) d’Anne Hansen voit l’échec du projet de restructuration qu’il avait mené pour son entreprise faire écho au chaos ambiant dont Boualem Sansal s’empare avec Le train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu (Gallimard), où il dessine une ville assiégée par des ennemis inconnus, décryptant la mainmise de l’extrémisme religieux sur les zones fragiles des sociétés.

Humiliations du quotidien

C’est justement dans un de ces territoires oubliés de la République que débute L’ère des suspects (Grasset) de Gilles Martin-Chauffier où la mort d’un adolescent d’origine musulmane, poursuivi par des policiers, donne lieu à une comédie du pouvoir où les victimes servent de trophée ou de prétexte aux puissants. La violence sociale sous-tend aussi le roman de François Bégaudeau qui met en regard drame personnel et violence économique, dans En guerre (Verticales), où un salarié licencié de son usine et trompé par sa femme s’immole par le feu. Toujours dans le Nord, Le paradoxe d’Anderson de Pascal Manoukian (Seuil) suit un couple d’ouvriers qui cherchent à cacher à leurs enfants leurs licenciements respectifs quand François Salvaing cherche dans HS (Arcane 17) l’impact profond de la crise de la sidérurgie en Lorraine sur une famille. Emmanuelle Richard analyse les ressorts de la domination sociale dans Désintégration (L’Olivier) où une femme issue d’un milieu modeste bascule dans la haine face aux humiliations d’une jeunesse aisée qu’elle tentait d’intégrer. Frédéric Pommier dénonce la brutalité des conditions de vie dans les Ehpad à travers le récit de la vie de sa grand-mère, Suzanne (Les Equateurs). Chez Frédéric Valabrègue, Une campagne (P.O.L) électorale finit par dégénérer dans l’intimidation et la violence comme le combat du héros de La guérilla des animaux (Alma) de Camille Brunel.

Dans le sillage du mouvement #MeToo, notre collaboratrice à Livres HebdoFabienne Jacob explore dans Un homme aborde une femme (Buchet-Chastel), la question du harcèlement de rue. Depuis l’école des beaux-arts où il installe le récit de Modèle vivant (Albin Michel), Joann Sfar plonge dans un vaste mouvement de revendications féministes et observe la manière dont se met en place le respect dû à chacun et à chacune. La libération de la parole des femmes autour des violences patriarcales trouve un écho dans plusieurs romans. L’héroïne du Malheur du bas d’Inès Bayard (Albin Michel) craint d’être tombée enceinte lors du viol qu’elle a subi et caché à tous, celle du Circulus (Serge Safran) de Marie Rouzin décide de partir à la recherche du violeur dont elle a eu un enfant. Loulou Robert déroule dans Sujet inconnu (Julliard), une histoire d’amour où enfle peu à peu la violence. Chez Amélie Cordonnier, une femme va devoir Trancher (Flammarion) face à la violence verbale d’un homme qu’elle aime tandis qu’en mettant les mots sur les difficultés de la condition féminine, la jeune mère esquissée par Maria Pourchet, dans Toutes les femmes sauf une (Pauvert), espère sauver sa fille. Face à la violence des hommes, l’héroïne de Clémentine Haenel traverse une Mauvaise passe (Gallimard) mais retrouve espoir quand elle se sait enceinte. Le vent d’un monde meilleur souffle chez Maïssa Bey, retraçant dans Parole nue (L’Aube) la quête de liberté d’une femme algérienne tout juste sortie de prison, Gwenaëlle Aubry qui réunit dans La folie Elisa (Mercure de France) quatre femmes en reconstruction, et Marie-Fleur Albecker dont l’héroïne tente de renverser la société patriarcale du XIXe siècle dans Et j’abattrai l’arrogance des tyrans (Aux forges de Vulcain).

Rédemptions

Pour Ludovic-Hermann Wanda, l’espoir et la lumière s’invitent aussi dans Prisons (L’Antilope) dont le héros, incarcéré, décide d’aider ses codétenus à dépasser l’exclusion en leur enseignant un français parfait. Samuel Benchetrit signe avec Reviens (Grasset) une aventure rafraîchissante et loufoque dans laquelle un écrivain tombe amoureux d’une infirmière bègue. Chez Tobie Nathan, un psychanalyste abandonne son cynisme face à la magie du jeune mendiant tzigane de L’évangile selon Youri (Stock). Pour réenchanter le monde, les héros de Juliette Allais décident, dans Plusieurs manières de danser (Eyrolles), d’ouvrir une école dédiée, pendant que la jeune photographe de Presque une nuit d’été (Rivages), signé Thi Thu, cherche à saisir les beautés éphémères du quotidien, qu’un vieux monsieur redécouvre avec délice après un accident dans La vallée des Dix Mille Fumées (Seuil) de Patrice Pluyette.

Excellent remède à la lassitude de l’ordinaire, l’exo-fiction a encore la cote en cette rentrée. Alexandre Najjar (Plon) met ses pas dans ceux de l’abbé Franz Stock, qui aurait sauvé la vie de l’acteur Harry Baur. Christophe Donner (Grasset) révèle l’enchevêtrement des vies de Nicéphore Niépce, l’inventeur de la photographie, et d’Edouard-Léon Scott de Martinville, l’inventeur du phonautographe, quand Franck Manuel rend justice à Germain Sarde (Cambourakis). Thierry Froger ressuscite Les nuits d’Ava - Gardner - (Actes Sud), Michelle Fitoussi dresse le portrait de Janet Flanner (JC Lattès), Marc Petitjean plonge dans la vie de la peintre Frida Kahlo (Arléa). Dans La révolte (Stock), Clara Dupont-Monod convoque la voix étonnamment moderne de Richard Cœur de Lion pour raconter le destin de sa mère, Aliénor d’Aquitaine. Les poètes retrouvent une seconde vie. Eric Chauvier rappelle Baudelaire dans le Paris d’aujourd’hui (Allia), Matthieu Mégevand raconte la vie incandescente de Roger Gilbert-Lecomte (Flammarion), Serge Filippini amène l’amour à André Breton (Phébus) , Jean-Daniel Baltassat évoque la jeunesse de Paul Valéry (Calmann-Lévy), Franck Balandier fait accuser Apollinaire, Picasso et Géry pieret du vol de La Joconde (Le Castor astral), René Guitton raconte la déchirure entre Arthur Rimbaud et Paul Verlaine (Robert Laffont). Toujours chez Robert Laffont, Jérome Attal raconte comment, un été de 1937, Alberto Giacometti voulut casser la figure à Jean-Paul Sartre. Enfin, David Hennebelle envoie Jacques Brel aux îles Marquises (Autrement) où le chanteur tente, peu avant sa mort, de retrouver le paradis perdu de l’enfance. d P. L.

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