Il y a trois sortes d'écrivains. Ceux - ce sont les plus nombreux - qui veulent tant le devenir qu'ils s'efforcent livre après livre de l'être. Ceux - ce sont les plus prestigieux - qui, conscients d'eux-mêmes et de leur talent (voire génie), n'ont jamais que leur œuvre pour unité de mesure. Enfin, ceux, trop rares et infiniment charmants, qui paraissent n'écrire que par inadvertance, en passant, en douceur, et savent que si l'écriture n'est que style, cela suppose aussi que leur vie n'en manque pas. Dans cette théorie de cancres magnifiques, Bret Easton Ellis voisine avec José Carlos Llop ou Mary Gaitskill avec Eduardo Halfon. De par sa singularité, au risque de l'oxymore, Eve Babitz est de cette bande. Et si ses membres supportaient une quelconque autorité, elle serait même parmi les chefs de file. En France, il a fallu attendre en 2015 la parution chez Gallmeister de Jours tranquilles, brèves rencontres, stupéfiant de beauté,pour qu'elle soit enfin reconnue pour l'écrivain qu'elle est, et non seulement comme une égérie californienne de temps heureux et passés, compagne d'un temps de Jim Morrison, Harrison Ford et du peintre Ed Ruscha, ou partenaire au jeu d'échecs de Marcel Duchamp, l'instant d'une photographie restée fameuse pour sa nudité de jeune femme de 20 ans.
C'est un fait, Eve Babitz a vécu. Los Angeles, années 1960... Elle a aussi écrit, quelques livres, comme en passagère clandestine de sa propre histoire, qui capturent mieux qu'aucun autre l'esprit, fantasque, élégiaque, de ces années-là. Ainsi, ce Sex & rage, dont il faut saluer la parfaite traduction de Jakuta Alikavazovic, manière de road-movie californien, d'une plage à une fête, d'un désastre à une multitude de petites épiphanies, gracieuses et envasées, sur les traces d'une certaine Jacaranda Leven, jeune femme dont la liberté ne se veut faite que de plaisirs. Les sirènes de la littérature l'appelleront à New York, celles de la mélancolie la retiennent vers sa ville natale, l'océan, le surf, ses amours, sa vie. Grandir, vieillir, ce serait pour elle renoncer à son « oblomovisme » tout empreint de sensualité. Babitz l'accompagne le long des éclats de beauté qui parsèment son chemin. Il n'y a là ni causes, ni conséquences, juste une succession de hasards plus ou moins heureux. Jacaranda est une lointaine cousine de la Holly Golightly de Diamants sur canapé de Truman Capote, de la Maria de Maria avec et sans rien de Joan Didion. Elle en a la fantaisie naturelle et le même goût des précipices. Le lecteur la suit, fasciné devant un tel charisme, comme inconscient de lui-même. Dans cette espèce de faux journal intime aux accents que l'on devine autobiographiques, Eve Babitz remplit son panier de tout ce qui la constitue : le bleu des toiles de Magritte, la fatigue diaprée de l'aube, les plaisirs et les jours, le surf, le champ infini des possibles au bord du Pacifique. Un monde, en somme. Un paradis, fût-il artificiel. Et finalement, un livre.
Sex & rage - Taduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jakuta Alikavazovic
Seuil
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 20 euros ; 240 p.
ISBN: 978-2-02-139380-4