Comment pénétrer l’expérience du fou sans sombrer dans sa folie ? C’est la tentative de Ludwig Binswanger (1881-1966) dans ce livre paru en 1945 qui se situe aux confins de la psychiatrie et de la philosophie. Au centre de l’investigation se trouve Ellen West (1888-1921), une douleur phénoménale, un rapport torturé avec son corps et avec les autres. Elle éprouve l’angoisse de grossir, plonge dans la gloutonnerie puis refuse de s’alimenter. Anorexique, elle s’efface, elle meurt, elle a 33 ans.
De cette jeune femme on a publié en Allemagne des poésies, des proses et un journal en 2007, qui témoignent de sa capacité à décrire son mal. Binswanger tourne autour de son cas comme un pathologiste en quête de diagnostic. Il le fait avec méthode : en clinicien, en psychologue, en psychanalyste, en phénoménologue. Quelquefois, le nébuleux heideggérien apparaît avec le Dasein, le fameux être-là, mais il est vite effacé par l’intérêt que l’on prend à cette histoire et à la démarche du psychiatre.
Ellen West s’est suicidée après avoir été internée. Binswanger reconnaît que sa sortie était ce risque, mais que c’était la seule manière qu’elle avait de retrouver son destin. Le récit, ou plutôt les récits sont dérangeants. Ils nous font pénétrer au cœur de ce que le grand psychiatre allemand nomme "psychose schizophrénique évolutive" mais que l’on ressent comme une peur du vide. Cette jeune femme juive dominée par un père inflexible ne vit que pour mourir. Le rapport à son corps est une hantise de tous les instants. Sa sexualité s’effondre sous le poids de la culpabilité de devenir grosse.
La folie reste le plus grand mystère fait à la raison. L’une et l’autre s’accompagnent. Cette histoire tragique en fait foi. Dans sa préface le traducteur Philippe Veysset parle d’une "absolue mise en abîme de notre liberté". Binswanger la voit comme une faille. "Le sentiment cruel du vide, que nous connaissons déjà depuis le temps où Ellen était petite fille, est à présent décrit de manière plus détaillée comme un sentiment d’insatisfaction, donc de désaccord de l’idéal et de la réalité." Il en résulte un sentiment de honte éprouvée par la jeune femme, cette honte qu’il décrit comme "la frontière intérieure du péché".
Ce livre est une plongée dans la douleur de l’être. Toute la souffrance de l’anorexie est montrée sans fard, dans un corps qui n’aspire qu’à entrer sous terre. Sous le constat du médecin, la parole d’Ellen West affleure sans arrêt. Elle appelle au secours et appelle aussi à la mort. Binswanger et les deux autres praticiens iront dans ce sens. Ils circonscriront la maladie en lui permettant de s’accomplir. "Nous n’avons ni à approuver ni à désapprouver le suicide d’Ellen West, ni à le minimiser par une explication médicale ou psychanalytique, ni à le dramatiser par une évaluation éthique ou religieuse." Dans ce texte important et enfin traduit, la folie est montrée comme un trou. Un trou dont le centre est partout, la circonférence nulle part et le risque d’y tomber permanent.
Laurent Lemire