Barbe hirsute, balafre sur son front chauve, fusil à lunette accroché au sac à dos... Karl est un survivant dans une Amérique postapocalyptique. Le long de sa route, il pille les magasins encore debout, dépouille les cadavres d'humains balayés par un virus, tente d'échapper à des meutes de chiens affamés. Et dialogue de temps à autre avec un squelette pourrissant là, tentant de reconstruire sa mémoire qui le fuit depuis son réveil au sein d'un charnier. « Un homme sans passé a forcément un avenir », glisse-t-il avec un sourire. Mais quel avenir dans un monde dévasté ? Et surtout, que cache son passé évaporé ?
Sans vouloir saboter le suspense de cet épais roman graphique parfaitement construit, la question qui suinte de ses pages - et qui pourrait servir de sujet pour étudiants en philo ou de défi pour scénaristes - est la suivante : et si le dernier homme au monde était une pourriture ? On reconnaît bien là le goût pour la provocation de Winshluss, rare et précieux auteur de bande dessinée, salué pour son Pinocchio (Fauve d'or d'Angoulême en 2009) et Dans la forêt sombre et mystérieuse (Pépite d'or à Montreuil en 2016). Tout en maîtrise, il joue avec les codes de la fiction, ici le road-movie postapocalyptique entre La route et Walking Dead, rassurant le lecteur habitué à ces décors désormais iconiques de stations-service abandonnées et à ces moments de tension à chaque visite de nouveaux lieux. Mais c'est pour mieux le surprendre, voire lui retourner la tête et l'estomac, par une déferlante de cruauté gratuite et cathartique de la part d'un antihéros effrayant. Puis, de douces aquarelles pastel surgissent pour adoucir le périple, après des pages d'un noir et gris rageur. De l'art de brouiller les pistes...
Car à partir d'un canevas familier, Winshluss va creuser les thèmes de la violence, du trauma et de l'incarnation du Mal, en lançant, après quelques scènes d'une rare brutalité, un long flash-back au crayon brun pour brosser l'itinéraire halluciné de Karl. Son apocalypse à lui, avant celle de l'Humanité. Toujours proche de la caricature et du grand-guignolesque, l'auteur réussit à horrifier et faire rire en même temps, ce qui n'est pas donné à grand monde. Sauf aux meilleurs.
J'ai tué le soleil
Gallimard BD
Tirage: 12 000 ex.
Prix: 22 € ; 200 p.
ISBN: 9782075084109