Une œuvre en ordre. Bien qu'il ait vécu longtemps (il est décédé en 2016, à l'âge de 93 ans), Yves Bonnefoy n'a pas connu le bonheur rare, l'accomplissement, de voir sa « Pléiade » de son vivant, à l'instar de Gide et Malraux, les premiers, et de quelques autres depuis. Quelques dizaines à peine. En revanche, comme nombre d'auteurs contemporains, il a eu le temps d'organiser lui-même son volume intitulé Œuvres poétiques, même s'il ne comprend pas que sa poésie. Mais aussi des essais, comme L'arrière-pays. Paru à l'origine en 1972, dans la superbe collection « Les sentiers de la création » dirigée chez Skira par Gaëtan Picon, le texte, seul, sans les illustrations, sera repris et intégré en 1992 dans un volume regroupant des « récits en rêve », publié au Mercure de France, son principal éditeur. Il a aussi souhaité que soient intégrées ici ses traductions, pour lui partie intégrante, voire fondamentale, de son travail : Yeats, Shakespeare, Keats, Leopardi ou Pétrarque...
De 1953 avec Du mouvement et de l'immobilité de Douve, à 2008 avec le très émouvant L'écharpe rouge, l'œuvre est vaste, diverse, impressionnante : Bonnefoy était aussi porté vers la philosophie, familier de Kierkegaard ou de Plotin et auteur d'un Anti-Platon, entre autres. Il y a en lui de l'universitaire, qui tint (dans la lignée de Paul Valéry) la chaire d'études comparées de la fonction poétique au Collège de France, de 1981 à 1993, et enseigna en France, aux États-Unis, en Suisse.
Cette trajectoire ramifiée, riche, court depuis ses tout débuts, dans les années 1940, lorsqu'il monta à Paris de son Tours natal pour devenir poète, dans la mouvance surréaliste dont il se détacha vite, avant de rencontrer ceux qui deviendront ses « phares », Jouve, du Bouchet, Jaccottet, Frénaud, jusqu'à l'espèce de sagesse testamentaire finale : « Mes proches, je vous lègue / La certitude inquiète dont j'ai vécu », écrit-il dans L'écharpe rouge. Il fallait reconstituer ce parcours, mais Yves Bonnefoy a été au-delà : afin de respecter une chronologie stricte, il a déconstruit certains de ses recueils, où des textes d'époques différentes étaient repris, ainsi que le font presque tous les poètes. Henri Michaux en fut sans doute le recordman, de même que de la remise sur le métier de certains textes. Poteaux d'angle, par exemple. Comme si un poème n'était jamais achevé et son auteur perpétuellement insatisfait. Mallarmé, l'un des gourous d'Yves Bonnefoy, aurait adoré L'arrière-pays, dont le titre pourrait d'ailleurs caractériser son œuvre tout entière. Elle se dresse là, soigneusement ordonnée, comme « un monument plus durable que l'airain » (Horace), cent ans après sa naissance, sept ans après sa disparition. Il nous espère pour la visite guidée.