Sur le mur derrière le bureau de Bertrand Py, dans l’espace Méjan à Arles où il est présent quatre matinées par semaine, un tableau-planning en fer au look vintage évoque l’atelier d’un artisan. Sur des petites fiches cartonnées, mois par mois, les nouveautés en littérature d’Actes Sud pour l’année 2016. Blanches pour la littérature francophone, rouges pour la collection "Actes noirs", les titres étrangers se partageant les autres couleurs. Pour le directeur éditorial, également membre du directoire, c’est la meilleure façon d’évaluer d’un seul coup d’œil l’équilibre du programme.
Le temps est loin où la maison était considérée comme une petite marque périphérique et provinciale spécialisée dans la littérature étrangère. 2015 aura été l’année de tous les succès : un prix Nobel de littérature (Svetlana Alexievitch), le 4e tome de Millénium, un essai qui cartonne (Le charme discret de l’intestin) et le Goncourt à Mathias Enard. Avec ce troisième titre décroché par Actes Sud après Laurent Gaudé en 2004 et Jérôme Ferrari en 2012, trois auteurs authentiquement maison et appartenant à cette nouvelle génération d’écrivains repérés au tournant des années 2000, est consacré l’engagement littéraire au long cours d’une équipe au fonctionnement plutôt atypique.
Sous les platanes
C’est Bertrand Py, présent depuis la création de la maison par Hubert Nyssen, qui a contribué à ouvrir le catalogue au domaine francophone, devenu d’année en année de plus en plus stratégique pour représenter aujourd’hui 40 % des nouveautés romanesques. Il a imaginé en 1992 la collection "Générations" avec l’éditrice Marie-Catherine Vacher qu’il avait embauchée comme assistante trois ans plus tôt. Cette agrégée de lettres passée par dix ans d’enseignement, qui appartient à ce que l’on appelle dans la maison la "promotion Berberova", fait toujours partie de l’équipe majoritairement féminine de dix éditeurs salariés. Basée à Paris, après quatorze ans "à faire ses classes sous les platanes", elle s’occupe d’une trentaine de livres par an dont les deux tiers sont publiés dans la collection anglo-américaine (Auster, DeLillo…) qu’elle pilote. Elle est par ailleurs l’éditrice de Jérôme Ferrari, d’Anne-Marie Garat ou, depuis 1998, de l’Haïtien Lyonel Trouillot.
L’une des principales originalités de l’art d’éditer côté sud est le choix fait très vite de fonctionner sans comité de lecture. Bertrand Py en dénonce les effets pervers : consensus mou, stratégies de lobbying au détriment de la défense des textes… Chez Actes Sud, on préfère argumenter en face-à-face. Chaque éditeur passe défendre ses livres dans le bureau du chef d’orchestre qui sonde le degré d’enthousiasme. "C’est un système simple, rapide et efficace qui permet de prendre en compte les sensibilités littéraires de chacun."
L’équipe salariée travaille en interface pour certaines aires linguistiques avec des directeurs de collection extérieurs (Philippe Noble pour le domaine néerlandais, Patrick Maurus pour le coréen…) qui font des propositions d’achats de droits. Là encore, le mot d’ordre est d’être le plus réactif possible car "pas question de s’engager dans des négociations trop longues ni d’entrer dans les jeux d’enchères", précise Bertrand Py, qui rappelle que la trilogie de Stieg Larsson a été achetée 25 000 euros à la lecture du seul premier tome apporté par Marc de Gouvenain.
Le dispositif éditorial est complété par des éditeurs associés : le grand spécialiste de la littérature russe Michel Parfenov (qui dirige en outre la marque Solin) a ainsi attiré l’attention de Bertrand Py sur l’auteure de La guerre n’a pas un visage de femme, plus de vingt ans avant qu’elle ne reçoive le Nobel de littérature. Jacqueline Chambon, présente dans le comité de lecture du temps où il y en avait encore un, publie quant à elle sous son nom depuis le rachat de sa maison et Farouk Mardam-Bey (Sindbad) alimente le catalogue de littérature arabe et persane.
Si la production est découpée par domaines linguistiques, les frontières et les définitions de zone de compétence au sein de l’équipe permanente ne sont pas très rigides et la plupart des éditeurs ont plusieurs casquettes : Alzira Martins, la secrétaire générale chargée des budgets prévisionnels, est aussi éditrice du domaine latino-américain et portugais. Beaucoup sont traducteurs comme la Norvégienne qui prospecte la littérature scandinave, Hege Roel-Rousson : c’est elle qui a assuré la mission top secrète de la traduction du volume 4 de Millénium.
En binôme
Chez Actes Sud, éditer est un sport collectif. Bertrand Py travaille systématiquement en binôme sur ses propres auteurs. Et Mathias Enard, par exemple, qu’il accompagne depuis son premier roman, La perfection du tir, a été également suivi pour Boussole par Myriam Anderson. Complémentarité, polyvalence et évolution interne vont de pair : Marie Desmeures, depuis dix-huit ans dans la maison où elle est chargée de la marque Babel, a débuté comme assistante de Bertrand Py. Olivier Espaze, jusqu’alors responsable des contrats au service juridique, devient ce mois-ci, grâce à ses compétences anglophones, lui aussi éditeur. Il va travailler en tandem avec Martina Wachendorff sur la relance de la collection "Lettres des antipodes" et en soutien sur les polars avec le responsable d’"Actes noirs", Manuel Tricoteaux, qui lui-même épaule Jacqueline Chambon sur les titres anglo-saxons.
Si dans cette organisation chaque éditeur travaille selon ses propres règles, la tendance n’est ni à l’interventionnisme ni au formatage. Lola Lafon, qui a confié à Marie-Catherine Vacher sa Petite communiste après trois romans parus chez Flammarion, loue la présence à la fois forte et discrète de son éditrice. "La phrase qui m’a rassurée quand je l’ai rencontrée, c’est : "On ne demande pas à un peintre quelles couleurs utiliser."" Trouver la bonne distance avec chaque écrivain, écouter beaucoup et "faire des petites remarques par-ci par-là", voilà comment cette éditrice qui n’aime pas le maternage conçoit sa position.
Plus largement, Actes Sud entend pratiquer une politique d’auteurs, basée sur la confiance et la fidélité. Même si, sauf rares exceptions, les contrats ne comportent pas de droit de suite, les auteurs sont tacitement assurés d’un engagement sur trois ou quatre titres. Tout cela a bien sûr pour conséquence une inflation du nombre de titres dans une maison désormais courtisée où l’on assure ne pas pratiquer le débauchage d’auteurs. Et ce sont 7 000 à 8 000 textes par an qui sont "dépotés" à Arles par le service des manuscrits, dont une petite dizaine par mois font l’objet de fiches par des lecteurs extérieurs et convergent vers Bertrand Py qui, quand il n’est pas à Paris (deux fois par mois), consacre à la lecture tous ses après-midi. Chez lui, au calme et injoignable.
Malgré ses 330 salariés, sa taille de groupe, l’"ADN de la maison reste assez artisanal", observe Marie-Catherine Vacher. "On continue de travailler de la même façon, en circuit court."