Je danse donc je suis. Le « je pense donc je suis » de Descartes ne dit pas autre chose qu'être, c'est d'abord être un esprit. Si l'auteur du Discours de la méthode a génialement introduit l'idée de réflexivité de l'intelligence - un intellect conscient de lui-même -, les Grecs bien avant lui disaient déjà que seule l'âme compte, puisque le corps n'est qu'un tombeau. Et pourtant il bouge, le corps ! Il se meut, s'agite, et même en rythme ! Il danse ! À bien observer les hominidés à la station debout dans le temps très long de l'évolution, la motion du corps comme expression esthétique est si ancienne qu'on pourrait avancer que la danse définit l'Homo sapiens. Or, comme le note Alexandre Lacroix, on a affaire à un impensé du philosophe qui se doit de s'emparer de tous les aspects du réel pour le méditer. Avec le nouvel essai du directeur de Philosophie magazine, La danse. Philosophie du corps en mouvement, voilà l'omission réparée ! L'auteur n'est néanmoins pas un praticien de cet art. Un problème, non pas avec son corps, mais de rapport cérébral à la musique. Lors des premières boums, à 14 ans, « j'étais, avoue-t-il, comme aujourd'hui rigide et froid, ce n'est pas certainement pas un air de disco qui réveillera le hareng mort. »
Que ce soit sur la nature (Devant la beauté de la nature, Allary éditions, 2018), ou sur le désir (Apprendre à faire l'amour, même éditeur, 2022), Lacroix a le sens de la pédagogie. Il signe ici un essai accessible sur la discipline qu'inspire la muse Terpsichore. Faute d'enquêter sur un dance floor, Alexandre Lacroix suit, pour ainsi dire pas à pas, deux danseurs étoiles de l'Opéra de Paris, Ludmila Pagliero et Stéphane Bullion. Parcours de vie de l'une qui vient d'Argentine et de l'autre qui dut surmonter une grave maladie... Sur ce ton dont il a fait sa marque, entremêlant la description empirique et la spéculation philosophique, l'enquêteur nous entraîne par le truchement de ce couple de danseurs vers l'éternel questionnement. Inné ou acquis ? Qu'est-ce qui fait qu'on danse ? Les animaux déploient dans le cadre de la sélection naturelle, relève Darwin, toutes sortes de parades nuptiales en vue de la reproduction. L'homme et le paon, même combat. Selon Pina Bausch, l'art chorégraphique ne consiste pas vraiment en un programme fait de mots, c'est dans l'indicible que ça se passe, on est parfois sans voix : « C'est là que reprend la danse. » Et cet en deçà du mouvement, qui nous aiguillonne et met en branle la danse, n'est-ce pas l'élan de la vie même ?