En pleine révolution industrielle, Thomas Carlyle défend l'idée de grand homme - le héros porteur d'un idéal et conduisant les masses vers le progrès. Selon l'écrivain victorien, le héros comme poète n'est autre que Dante ou Shakespeare, le héros comme prophète est incarné par Mahomet, comme prince par Cromwell ou Napoléon... Fût-il né sous l'ère numérique, à l'époque des startuppers de l'économie digitale, Carlyle eût ajouté à son essai dédié au « culte des héros et [à] l'héroïque dans l'histoire » un chapitre intitulé « le héros comme entrepreneur. » Y figureraient sans conteste Steve Jobs, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg... Si les Anciens tentaient d'expliquer le réel par la mythologie, les communicants contemporains ourdissent quant à eux des récits de vie conformes à l'image de légende que leurs clients souhaitent projeter dans la réalité. Du reste, pas que lesdits stratèges du message... S'en mêlent aussi les médias - victimes naïves ou consentantes -, comme bien sûr les intéressés eux-mêmes - les icônes putatives.
Ainsi des fondateurs d'Apple, en particulier Steve Jobs, l'entrepreneur par excellence, héraut de l'innovation industrielle pas tant soucieux du profit (pas comme ce gros capitaliste de Bill Gates, d'après l'évangile officiel) que de la forme, de la beauté des objets - ces ordinateurs personnels, portables, téléphones mobiles et autres engins utilisant de l'intelligence artificielle. Ce discours est bien rodé. Dans tout parcours légendaire, l'origine est auréolée de mystique. Pour les nerds fondateurs de la marque à la pomme, Jobs et l'autre Steve - Wozniak -, ça se passe dans un garage. Scène primitive illustrant le caractère extraordinaire de la trajectoire. Dans la geste de Steve Jobs, il y avait eu, précédant l'atelier dans le garage, le fameux « vol Xerox ». Quand le jeune informaticien se rend compte que l'interface graphique de l'ordinateur Alto de Xerox trouverait un jour sa place dans le foyer de tout pékin. Une vraie épiphanie ! Jobs est le nouveau Prométhée avec un dessein pour l'humanité : l'informatique pour tous !
Dans Le mythe de l'entrepreneur, Anthony Galluzzo entend « défaire l'imaginaire de la Silicon Valley » et analyse la psyché commune : « Dans nos imaginaires, l'inventeur est un homme seul ; seul à posséder (à être possédé par) sa vision, et donc seul à travailler à sa concrétisation. » Or Jobs et consorts n'arpentent pas une terra incognita. Internet a d'abord été développé par l'armée. En outre, dans le domaine civil, l'État investit massivement dans la recherche sur ces nouvelles technologies afin de nourrir un terreau propice à l'innovation. Ainsi « penser l'entrepreneur », pour les thuriféraires de l'entrepreneuriat, « consiste moins à décrire un phénomène » qu'à imposer « le tournant néolibéral » des années 1980 promu par une Margaret Thatcher ou un Ronald Reagan. Cette doxa fustige le consensus keynésien d'après-guerre d'un État-providence, à leurs yeux dispendieux, loue l'individu autonome, hyper-agile, perpétuellement branché en mode « adaptation/invention »- l'entrepreneur comme héros.
Le mythe de l'entrepreneur
Zones
Tirage: 3 500 ex.
Prix: 20 € ; 232 p.
ISBN: 9782355221972