Un écrivain écrit avec des mots comme un peintre peint avec des couleurs. La couleur se révèle parfois de l'intensité de l'ombre ; quant aux mots, ils ne sont pas toujours tant le truchement de la parole des personnages que son absence. Ces mots manquants sont la matière même de ce premier roman d'Anthony Passeron, Les enfants endormis. Le narrateur demande à son père où il a voyagé le plus loin dans sa vie. Amsterdam, réplique-t-il. Pourquoi ? Et le paternel, agacé, de lâcher : « Pour aller chercher ce gros con de Désiré. »
Désiré est le fils aîné d'Émile, le boucher d'un village sis dans l'arrière-pays niçois, et grand frère du père du narrateur qui fut chargé de ramener au bercail l'enfant prodigue. L'oncle est mort peu de temps après la naissance de celui qui mène cette enquête familiale et tente de rembobiner le fil d'une vie interrompue par une maladie occultée par l'omerta d'un clan soucieux de taire l'opprobre et le chagrin. La seule version admise par Louise, matriarche d'origine italienne, mère du défunt et grand-mère de l'enquêteur : décès un matin d'avril 1987 des suites d'une embolie pulmonaire.Point. Ou plutôt points de suspension. Le narrateur se rappelle vaguement le moribond moustachu émacié qu'il avait embrassé une dernière fois dans une chambre d'hôpital, sa grand-mère qui s'évertuait à nourrir le malade. Deux souvenirs et ces quelques bobines Super 8 constituent tout ce qu'il demeure du passage sur terre de l'oncle qui s'était éteint à 30 ans. Le reste s'étiole dans l'épais silence qui colmate les lézardes fissurant la façade de cette famille respectable - ses certitudes sur la vie bonne. Émile, à part épouser Louise, fille d'immigrés piémontais pauvres, contre l'avis parental, n'a fait que marcher dans les pas de son propre père, l'aïeul qui avait rendu la boucherie prospère. Choisir les bêtes, les tuer, vendre leur viande... Il fallait se lever tôt, être dur à la tâche, considérer la boucherie comme seule perspective existentielle. C'est le cadet, père du narrateur, qui épaule Émile. Désiré, le premier-né, est le préféré. Lui a fait des études à Nice. Il est employé par une étude de notaire. Mais Désiré s'ennuie. À mourir. Alors pour exorciser l'angoisse létale, il s'agit d'allumer le feu et de se consumer dans la radicalité politique ou le vertige de la défonce. Au joint se substitue bientôt l'héroïne. Début des années 1980 : on retrouve au petit matin, çà et là, sur les trottoirs de Nice des « enfants endormis », une seringue plantée dans le bras... Désiré compte parmi cette jeunesse naufragée. Aux États-Unis, on a découvert d'étranges symptômes liés à un rétrovirus, la maladie sévit en particulier chez les homosexuels, au point qu'on la surnomme « cancer gay ». Il semblerait qu'elle touche aussi les drogués. En France, l'institut Pasteur fait des recherches parallèles sur ce syndrome d'immunodéficience. C'est également l'aventure de la découverte du virus du sida par les professeurs Luc Montagnier et Françoise Barré-Sinoussi tous deux récompensés par le Nobel en 2008, que raconte ce sobre et puissant premier roman. Ainsi s'entrelacent dans un souffle plein de pudeur l'histoire d'une maladie générant mort et discriminations et la tragédie personnelle d'une famille comme inoculée par le mauvais sang du malheur.
Les enfants endormis
Globe
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 20 € ; 288 p.
ISBN: 9782383611202