Sans que cela ne voile une exceptionnelle fibre romanesque, arrêtons-nous d'abord sur l'écriture. Antoine Chainas a déjà atteint les sommets lors des précédents Versus, Anaisthêsia ou Pur (dont on repérera une ou deux réminiscences dans le présent opus). Mais là, il les dépasse. Autant dire qu'il s'envole. Au sein d'une histoire à tiroirs, déroulée pied au plancher, bourgeonnent des paragraphes en riches bouquets floraux. On y cause de tout : du monde et de ses parasites humains surtout. À chaque page, au hasard d'une digression vicinale ou d'un sentier aux tournures escarpées, surgit la phrase qui émeut, divertit ou cogne, le sens et le beau en sidérants complices. Dans la besace lugubre de Lautréamont, l'auteur pioche les quelques condiments d'un viatique relevé et entame un long périple parmi les plus généreux méandres du roman noir. Fulgurances et uppercuts s'enchaînent, jamais gratuitement, et « attaque[nt] l'homme et celui qui le créa », selon la formule d'Isidore Ducasse et de ses Chants de Maldoror. Alors on s'apprête à morfler. Et ce n'est rien de le dire.
Sur la route il y a Bernadette et Yves, couple infanticide, meurtri et tueur d'autostoppeuses. Il y a des chassés tout-terrain, des chasseurs tout-gibier, Michel, Hippolyte. Il y a Anna, gamine un brin simplette et bientôt élue. Il y a Hermione, la guérisseuse invisible, et Admète, son mari, sachem d'une étrange meute d'hominidés litigieux. Il y a Chloé, relief reclus et tordu d'un ancien carnage de la circulation. Tous claudiquent sur des chemins cahoteux et se télescopent aux carrefours de leurs existences déjà fracassées, tous piégés dans ce fond de vallée des contreforts alpins où le retour à la vie sauvage semble la norme. À la fois traquenard et impasse, le Bois aux Renards attribue à chacun son rôle bicéphale, entre légendes, entraves et bribes mortelles. L'ubac et l'adret incarcèrent une ruralité mycosique où l'animal et le végétal se confondent. Mieux vaut s'y enraciner d'ailleurs. L'affronter, c'est prendre le risque de ne jamais retrouver la civilisation dite normale, celle des hypermarchés et du bitume, celle des parkings et de la société des robots, celle du simulacre. Soit tu plies aux vents, soit ils te couperont la sève.
Antoine Chainas ne choisit pas, il tournoie dans la mêlée, comme la baguette d'un chef d'orchestre, précise et inspirée. Il nous en met certes plein la vue, nous obligeant parfois à sortir le dictionnaire. Mais ce n'est jamais gratuit, juste une autre façon d'épaissir la noirceur du conte, d'étoiler la magie des légendes. Le grimoire multiplie les maléfices, étire le temps, réduit l'espace. Les commotions et les blessures, celles d'hier et celles d'aujourd'hui, se répondent et se plagient. Nous voici à la veillée, à écouter les histoires de jadis, terrifiés par les résurgences de cet autre Roman de Renart, voire d'un « Vol au-dessus d'un terrier de renard-garou ». La folie guette et ne laisse personne indemne : surtout pas le lecteur, bousculé, hypnotisé, effrayé par toutes les embûches qui le guettent, celle du grégarisme comme celle de la solitude. Rarement un roman, étiqueté noir, n'aura bénéficié d'une telle construction, d'une telle somme complexe, incubée lentement et à ce point marquante.
Bois aux renards
Gallimard
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 19 € ; 520 p.
ISBN: 9782072857706