Comment allez-vous, et comment vont les salariés de Madrigall ?
Personnellement, je vais bien. Mais, comme tout chef d’entreprise, je suis préoccupé. Nous sommes plus habitués à gérer des programmes et des sorties d’ouvrages que les défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, dont le fait d’éviter de tomber malade. Mardi soir, nous avons perdu une illustratrice, Denise Millet, qui travaillait pour Gallimard Jeunesse depuis l’époque de Pierre Marchand, il y a plus de trente ans. La maladie fait désormais partie de notre quotidien.
Nous accompagnons toutes nos équipes, dans la mesure de nos possibilités et de toutes les initiatives prises, au jour le jour et au plus près des réalités de chacun. J’ai demandé aux directions d’avancer en resserrant les liens et en créant de nouvelles voies d’organisation. Vous m’offrez la possibilité de saluer la compréhension et la capacité d’adaptation dont font preuve nos collaborateurs. Nous sommes dans un état de suspension, sans trop savoir comment nous allons en sortir. Il faut prendre des mesures pour préserver et préparer l’avenir et, dans le même temps, gérer le quotidien.
Quelles dispositions avez-vous prises, et comment fonctionnent actuellement les entreprises et les services de votre groupe ?
La majorité de nos équipes est entrée dans des dispositifs d’activité partielle le 23 mars, date à laquelle nous avons été contraints de fermer tous nos sites, à l’exception des plate-formes de distribution. Les équipes de vente ont, elles aussi, été impactées très tôt par la fermeture des points de vente et se trouvent aujourd’hui en grande partie en suspension d’activité. Nous nous tenons prêts à réactiver nos organisations commerciales en amont de la reprise. La distribution conserve un filet d’activité porté par du personnel volontaire pour satisfaire les commandes des points de vente qui restent ouverts, mais tous les offices et les retours ont été interrompus. A la Sodis, par exemple, 32 salariés sont en poste, contre 447 habituellement. Au total, dans le groupe, deux tiers des collaborateurs se trouvent ainsi en suspension totale d’activité, un tiers poursuit une activité réduite.
Nous avons procédé avec méthode, par métier et au plus près de la réalité du terrain. Toutes les initiatives sont poussées sur le numérique dont les métiers sont mobilisés dans les circonstances du confinement. La DRH, la paye, les finances, le support informatique ont mis en place un plan de continuité de leurs activités. De même, à temps partiel, une partie importante des équipes éditoriales : si le secteur tourisme est à l’arrêt, les éditeurs de littérature, confrontés à des décalages de programmation, restent en contact avec leurs auteurs. La diffusion, les services de presse et marketing voient leur activité fortement réduite. Les cessions de droits aussi, avec une semaine de décalage : nos interlocuteurs étrangers sont également lourdement impactés par la situation et ne nous envoient que peu de signaux
.Comment relevez-vous les défis sociaux de la chute de l’activité, avec vos salariés permanents, mais aussi les travailleurs à domicile ?
Nous actionnons le dispositif d’activité partielle engagé par l’Etat afin d’amortir, pour chaque collaborateur, la baisse d’activité constatée. En parallèle, nous discutons avec Malakoff Humanis pour le report ou l’exonération de cotisations prévoyance. L’idée est de mobiliser le fonds de réserve prévoyance afin de réduire l’impact du chômage partiel pour les salariés à l’échelle de la branche et d’agir sur les charges pesant sur les entreprises. C’est un enjeu d’importance pour l’édition. Ce travail est mené au SNE par Sébastien Abgrall, président de la commission sociale, en appui avec Axelle Chambost, responsable des affaires sociales. En ce qui concerne les travailleurs à domicile (TAD), nous maintenons l’activité pour une partie d’entre eux, mais nous sommes contraints d’étendre, pour les TAD en suspension d’activité, l’application du dispositif de chômage technique proposé par les autorités.
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Avez-vous déjà évalué pour Madrigall, et plus largement pour l’édition, l’impact économique de la crise sanitaire et du quasi-arrêt de votre activité qu’elle entraîne pendant plusieurs semaines ?
Il y a d’abord un impact immédiat, sur deux à trois mois, qui sont des mois importants pour nous qui avions prévu plusieurs opérations commerciales pour la « Bibliothèque de la Pléïade » ou dans le secteur BD. Actuellement, nous perdons plus de 90 % de notre chiffre d’affaires. Il ne faudrait pas que cela dure trop longtemps, d’autant que nous ne savons pas quand nous retrouverons les 100 % après la crise sanitaire. Toute la chaîne du livre va se trouver assez affectée jusqu’à la fin de l’année, et même en 2021. C’est comme un corps anémié qui va entrer en convalescence. Sur l’année, je m’attends à une baisse de chiffre d’affaires de l’ordre de 20 à 25 %, et surtout une baisse plus marquée de nos marges d’exploitation. Le secours de l’Etat sera essentiel, en particulier pour les petites maisons d’édition et les librairies. Il faut y avoir recours massivement.
Il y a au moins un point positif : les ventes de livres numériques et de livres audios décollent.
Le livre numérique a connu un décollage immédiat, avec des ventes multipliées par deux pour le groupe, et même par trois pour Gallimard et Flammarion, grâce aux nouveaux romans de Leïla Slimani et Agnès Ledig notamment, et bien sûr à
La Peste, d’Albert Camus, notre meilleure vente toutes catégories confondues, et au
Hussard sur le toit de Jean Giono, qui résonnent dans le contexte de l’épidémie de Covid-19.
Chez Eden Livres, la plateforme pour laquelle nous sommes associés à Média Participations et à Actes Sud, les ventes de livres numériques atteignent aujourd’hui 17 000 exemplaires par jour, contre environ 8 000 avant la crise. Nous sommes récompensés de nos investissements au sein d’Eden Livres et de De Marque au Québec. Certes, nous avons baissé les prix sur plusieurs centaines de titres, en panachant nouveautés et fonds. Mais, contrairement à certains, je n’ai pas accepté la gratuité totale : il faut que les auteurs et la chaîne soient rémunérés. Le livre audio numérique commence aussi à se développer ; et Eden Livres vient de mettre en place une application, Brio, qui permet aussi bien leur lecture que celle des livres numériques, dans les standards définis par Edrlab. Il faut plus que jamais diversifier les accès donnés à ces livres lus.
Faut-il craindre une vague de faillites de librairies et de maisons d’édition ?
On peut le craindre s’il n’y a pas très vite un dispositif de soutien fort. La librairie est le maillon le plus fragile ; il faut qu’elle ait recours massivement au dispositif BPI, c’est vital pour elle comme pour toute la filière. Les distributeurs ont accepté de reporter leurs échéances. Nous avons annoncé hier, jeudi 2 avril, avec nos principaux partenaires (L’Ecole des Loisirs, Actes Sud, Geodif/Eyrolles, Auzou, Humensis, Libella, Taschen et bien sûr nos propres maisons de diffusion), le report de 60 jours des échéances d’avril et de mai, après avoir déjà décalé celle de mars. Cela concerne 500 éditeurs, dont les trois quarts réalisent un chiffre d’affaires annuel inférieur à un million d’euros. Mais c’est la diversité de la filière que nous défendons ainsi, tant en aval (librairie) qu’en amont (éditeur, imprimeur et bien sûr les auteurs). Cette décision a un impact très important pour notre groupe en termes de trésorerie, car la librairie indépendante représente plus de 50 % de notre activité.
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Je suis préoccupé par le sort des petits éditeurs. Il faut que les grands acteurs du commerce du livre honorent leurs échéances et, encore une fois, que les libraires puissent accéder rapidement aux dispositifs financiers qui les y aideront. Je salue le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, qui a souligné leur importance et la place centrale du livre dans notre société. Il faudra qu’elles puissent ouvrir au plus tôt, en respectant les mesures de distanciation sanitaire qui perdureront certainement encore un temps. J’ai d’ailleurs proposé au président du Syndicat national de l’édition, Vincent Montagne, de mettre en place dans les jours qui viennent un groupe de liaison afin que les éditeurs, les diffuseurs et distributeurs, les libraires et les enseignes parviennent à un protocole de reprise qui règle des questions communes. Le travail a déjà commencé au Syndicat, au sein de la commission des usages commerciaux et c’est une bonne chose. Avec Vincent Montagne, comme avec Xavier Moni, président du Syndicat de la librairie française, nous sommes parfaitement en ligne sur la nécessité d’une concertation responsable. Et les contacts sont réguliers.
Quelles mesures attendez-vous du gouvernement pour l’édition, la librairie ou encore les auteurs ?
Le gouvernement a annoncé une enveloppe de cinq millions d’euros qui doit être affectée par le CNL, mais ces moyens sont tout à fait insuffisants. L’Adelc prévoit la mise en place d’un dispositif de soutien pour la librairie. Mais il faudra aller bien au-delà, tant pour la librairie que pour l’édition, pour sauvegarder en particulier les maisons les plus fragiles. Il faut un plan d’envergure. Il faut aussi que les conditions d’accès aux prêts ne soient pas trop compliquées, et que des délais soient accordés, à l’ensemble des entreprises du secteur, pour le règlement des charges. L’accès à l’aide de 1500 euros prévue par le gouvernement pour les travailleurs indépendants doit par ailleurs être adaptée à la condition spécifique des auteurs. J’ai tenu à ce que nos éditeurs demeurent en activité partielle pour conserver le contact avec eux. Nous serons très attentifs à la bonne reddition des comptes et au versement des droits. C’est vraiment une crise très grave, qui impose des mesures fortes de solidarité.
Que faire des titres initialement prévus entre fin mars et mai : les publier avant l’été ? après l’été ? abandonner certains projets ?
Le redémarrage des offices, qu’il puisse avoir lieu en mai ou en juin, sera consacré à la reprise des nouveautés de fin mars, qui n’ont pu être livrées, et de celles d’avril. Pour ne pas surcharger les librairies, il faudra donc établir des priorités dans les programmes que nous avions initialement prévus sur avril, mai et juin, et ne pas hésiter à en reporter une grande partie au second semestre, ou en 2021. Nous y travaillons : Gallimard Jeunesse réduira par exemple de 45% le programme d’avril-mai- juin, soit 70 titres en moins. C’est un équilibre complexe car il faut aussi redonner envie très vite, dès avant l’été, à nos lecteurs de revenir en librairie avec des titres forts. C’est une situation totalement inédite.
Quelle stratégie de reprise proposez-vous pour relancer la machine avant et pendant l’été, puis à la rentrée ?
Pour relancer la machine, il faut d’abord que la librairie ne soit pas exsangue. La relance s’effectuera naturellement si elle n’est pas trop affaiblie, envahie par des offices surchargés. Pour cela, pour permettre à la librairie de se redresser, il est nécessaire de réduire les offices de fin août et de début septembre au moins d’un tiers. Pour notre part, nous sommes en train de reporter beaucoup de titres à l’an prochain, c’est un travail à faire avec doigté. A contrario, nous réfléchissons à publier le nouveau roman d’Elena Ferrante en juin, si toutes les conditions sont réunies.
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Dans quelle mesure la préparation de la rentrée littéraire va-t-elle être affectée par les contraintes sanitaires et économiques actuelles ?
De fait, tout est perturbé. D’ordinaire, nous préparons la rentrée par des réunions de représentants dès la mi-avril et des rencontres avec les libraires en juin. Pour les représentants, nous envisageons d’organiser des téléconférences fin avril. Pour les rencontres entre les libraires, les éditeurs et les auteurs, nous avons encore beaucoup de mal à nous projeter. Nous espérons pouvoir les maintenir !
La crise économique attendue vous obligera-t-elle à contracter les équipes au sein de votre groupe ?
A moins que le marché du livre ne s’effondre complètement, ce que je ne crois pas, je ne le pense pas du tout. Il y a dans notre groupe une formidable énergie, qui s’illustre d’ailleurs pendant le confinement où nos équipes encore en place ont saisi l’occasion d’expérimenter de nouvelles formes d’édition.
Nos « Tracts » de crise, par exemple, distribués gratuitement quotidiennement, ont déjà près de 10 000 abonnés et de grands auteurs ont accepté d’y participer comme Alain Badiou, Erik Orsenna, Régis Debray, Danièle Sallenave, Etienne Klein, Cynthia Fleury, Erri de Luca, Adèle Van Reeth, Sylvain Tesson ou encore Annie Ernaux avec sa lettre au Président lue lundi matin sur France Inter.
C’est une expérience inédite avec un incroyable engouement, tant des auteurs que des lecteurs et des libraires et bibliothécaires. C’est un lien maintenu. Nous allons prolonger l’expérience dès la semaine prochaine, et durant tout le temps du confinement, dans le domaine de la fiction, avec une série intitulée « Le Chemin » en hommage à Georges Lambrichs, et celui de la jeunesse, avec de petites lectures inédites et gratuites pour les 8/12 ans. C’est l’un des revers lumineux de la très sombre crise que le monde traverse. Le chemin continue…