Les livres de Gitta Sereny (1923-2012) sont toujours des plongées saisissantes dans le tréfonds de l’âme humaine. On ne sait comment ce petit bout de femme téméraire en est venu à s’intéresser à Franz Stangl, le commandant du camp de Treblinka, à Mary Bell, cette fillette de 11 ans qui a assassiné en 1968 à Newcastle deux garçons de 3 et 4 ans, et à ces deux gosses de 10 ans qui ont massacré, il n’y a pas d’autres mots, un bambin 2 ans, une nuit de février 1993, près de Liverpool. L’affaire James Bulger - c’est le nom du pauvre gosse - fit grand bruit en Angleterre. D’autant plus qu’on avait appris, grâce aux caméras de surveillance, que le gamin qui avait échappé à la vigilance de ses parents dans ce centre commercial avait croisé des passants alors qu’il était malmené par les deux autres…
Dans ses articles publiés dans The Independent, la journaliste revient un an plus tard sur les faits et sur les lieux. Elle raconte comment Jon Venables et Robert Thompson ont méticuleusement martyrisé et tué le petit James Bulger avant de déposer son corps sur une voie ferrée où il fut coupé en deux par un train, pour faire croire à un accident. Elle raconte la tragédie, mais ne l’explique pas. Fatalement, elle compare cet épouvantable crime avec le double meurtre commis par Mary Bell à qui elle avait consacré un livre retentissant, Une si jolie petite fille (Points, 2016).
Pour tenter de comprendre, elle interroge les parents des assassins, les travailleurs sociaux, les instituteurs, les policiers. "Les jours que j’ai passés là-bas resteront parmi les plus tristes que j’ai connus." On vous passe les détails sordides du meurtre. Ce qui fascine, c’est sa force d’investigation, cette volonté d’aller au bout, de se saisir du moindre détail. Personne n’avait rien vu venir. Et pourtant, ce reportage révèle les dysfonctionnements des structures éducatives, sociales et le délabrement familial dans un contexte à la Ken Loach avec chômage, alcool et misère.
Gitta Sereny est morte sans savoir que Jon Venables, condamné à huit ans de prison comme son complice, aurait de nouveau maille à partir avec la justice des années plus tard, sans doute parce qu’il ne parvenait pas à se dissimuler sous une nouvelle identité et que le poids de son crime était trop lourd à porter.
"L’affaire Bulger, par son horreur extrême, a démontré avec force ce qui ne va pas." La puissance des livres de Sereny, c’est qu’ils nous renvoient à nous-mêmes, à la manière dont nos sociétés fonctionnent et punissent. Sa façon d’enquêter pose des questions sur les médias, l’opinion publique, la justice. En pratiquant un journalisme qui s’élève à hauteur de la littérature, sans voyeurisme mais sans cacher non plus la férocité de cette mort, elle porte un regard d’une lucidité terrible sur ces ténèbres d’inhumanité, d’autant plus angoissantes qu’elles surgissent d’actes d’enfants. L. L.