Ce qu'elle aime, c'est son monstre. June est une assistante vétérinaire sans histoire. Quand son mari obtient un gros poste dans une autre ville, le couple déménage dans une maison clinquante d'un lotissement comme il en existe tant aux États-Unis. Mais alors qu'on imaginerait que la prochaine étape serait l'arrivée d'un bébé, c'est tout autre chose qui va chambouler le foyer. June récupère à la sortie d'un égout un animal étrange et mal en point, une créature à la peau lisse et grisâtre, de la taille d'un chien, avec le regard vide et une large bouche pleine de dents. Rapidement, une relation fusionnelle se noue : l'animal va même jusqu'à sucer chaque jour le sang de sa maîtresse, qui se laisse faire, ivre de bonheur...
Le dernier cosmonaute, la dernière longue BD d'Aurélien Maury seul au scénario et au dessin, remonte déjà à treize ans. Ce qui est rare est précieux, dit-on, et le sens narratif de l'auteur, pilier de la maison lyonnaise Tanibis, est un joyau à chérir. S'inspirant d'une iconographie américaine familière - les maisons proprettes, les canaux bétonnés, les forêts inquiétantes -, il use de sa ligne claire limpide pour créer un premier trouble, visuel : sous l'apparence lisse d'un album tous publics se joue le drame intime d'un couple qui se dessèche. Ensuite, évidemment, le malaise vient du lien que tisse June avec la créature : du jour où elle lui trouve un nom, Lenny, on comprend en trois planches que son destin a basculé. Rejetant le monde froid et cynique des humains, la jeune femme entend l'appel de la nature sauvage et semble prête à tout pour le bien-être de sa bestiole, comme une mère avec son enfant. À tout, même à se faire vampiriser...
La grande réussite de cet épais one shot est le subtil équilibre trouvé entre son registre horrifique et sa mise en scène tout en retenue. Un regard, un geste, des cadrages parfaits et un savant agencement des plans : Aurélien Maury insuffle autant d'amour que de terreur dans la fuite de son héroïne et son « fils » monstrueux, sans jamais juger ni trancher. À la fois fascinant et repoussant, dérangeant mais jamais gratuit, Oh, Lenny pourrait faire un très bon film de genre, quelque part entre Lamb et Le règne animal. Mais il est surtout une bande dessinée au souffle et à l'audace rares, qui risque d'interroger et de déstabiliser plus d'un lecteur.
Oh, Lenny
Tanibis
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 27 € ; 328 p.
ISBN: 9782848410777