Agora à la disposition de tous, espace de débats et de vie citoyenne, d’accès à l’information, à la culture, à l’éducation et aux loisirs, la bibliothèque inscrit de plus en plus fortement sa place singulière au sein de la cité. A l’œuvre depuis plusieurs années, cette évolution, qui se traduit dans l’architecture, l’organisation des services et la conception du rôle des professionnels, est apparue comme une tendance de fond à travers plusieurs expériences présentées au congrès annuel de l’International Federation of Library Associations and Institutions (Ifla), du 19 au 25 août à Wroclaw (Pologne), notamment lors de la session organisée par la section des bibliothèques métropolitaines et de celle consacrée aux interactions entre bibliothèque et société civile.
Bien visible, conçue pour et par les habitants qui sont invités à s’en emparer, jouant un rôle unique, au carrefour du culturel, des loisirs et du social, la bibliothèque assume son identité polymorphe et sa dimension politique au sens large du terme.
La future bibliothèque centrale d’Helsinki, en Finlande, dont l’ouverture est prévue pour la fin de l’année prochaine, est emblématique de cette nouvelle génération de bibliothèques complètement hybrides. L’établissement, qui se déploiera sur 10 000 m2, a été conçu comme "un espace public, ouvert, non commercial, proposant les informations et compétences nécessaires à une société plus fonctionnelle, riche de l’expérience créée par les résidents eux-mêmes", résume l’équipe chargée du projet.
"Paradis des livres"
Le livre y sera toujours présent, au dernier étage dans le "Paradis des livres" qui offrira un service de bibliothèque classique. Mais la future institution mettra l’accent sur la diversité des expériences qu’elle proposera : espaces de travail conçus comme "un bureau urbain", salles de jeux vidéo, studios de répétition, un cinéma, une attraction touristique où les visiteurs pourront se familiariser avec la vie quotidienne des Finlandais. Un étage entier sera consacré aux loisirs créatifs. "L’accueil a été pensé comme un terminal d’aéroport", expliquait Saara Ihamäki, de la Bibliothèque centrale d’Helsinki, lors de son intervention au congrès de l’Ifla.
Les habitants ont été étroitement impliqués dans l’élaboration de ce programme dès son origine, invités à exprimer leurs rêves dans des groupes de travail qui ont donné lieu à l’édition de huit rapports sur lesquels s’est appuyée la programmation. "Ce n’est pas facile de laisser le pouvoir aux usagers, a admis en souriant Saara Ihamäki. Cela demande beaucoup de travail et d’énergie, mais c’est indispensable pour que les gens s’approprient le projet. Aujourd’hui, tout le monde veut y participer." Les bénévoles ont été sélectionnés selon les mêmes procédures que pour un recrutement professionnel et se consacrent à des dossiers précis tels que les services pour les touristes ou l’accueil des migrants.
Pour créer des espaces de jeux dédiés aux petits dans trois de ses annexes desservant des quartiers aux profils sociologiques très différents, la bibliothèque libre de Philadelphie a constitué des équipes de travail associant les parents et leurs enfants, les bibliothécaires, les architectes, les fournisseurs de mobilier. "Cette approche nous permet de répondre plus judicieusement aux besoins précis des communautés et de nous assurer que ces dernières en profitent au mieux", a expliqué Christine Caputo, de la Bibliothèque libre de Philadelphie.
Les bibliothèques municipales de Lodz, en Pologne, ont quant à elles impliqué les habitants de manière originale dans une démarche d’évaluation du service de lecture publique. Seize volontaires ont été recrutés pour jouer les visiteurs mystères, chargés d’aller anonymement en bibliothèque évaluer l’accueil, les locaux, les services, les collections, la procédure d’inscription, le comportement des bibliothécaires, etc. Les personnes retenues ont reçu une formation leur présentant les objectifs et les principes de l’enquête, répartis entre quatre scénarios. Les principaux résultats ont souligné la qualité de l’accueil et du travail des bibliothécaires, mais aussi la médiocrité des locaux ainsi que la faiblesse de l’offre de nouveautés et d’accès Internet. "Cette étude a permis de mettre en évidence les points forts et les points faibles du réseau de lecture publique, souligne Paulina Milewska, du centre d’information des bibliothèques, à Lodz. Ces informations sont très utiles pour négocier avec les élus car elles proviennent directement de l’expérience des habitants, non de statistiques chiffrées."
A South Shields, une commune marquée par la récession dans le nord-est de l’Angleterre, The Word, équipement circulaire de 4 000 m2 ouvert en octobre 2016, concentre lui aussi une variété de services et porte une ambition bien plus large que la seule délivrance d’une offre de lecture publique. Conçu comme le centre névralgique de la communauté, "il constitue un nouveau paradigme de la bibliothèque du XXIe siècle, un haut lieu de connectivité rassemblant des activités culturelles, sociales, éducatives, a détaillé l’architecte du programme, Steve Dickson. Il offre une grande flexibilité et peut s’adapter à l’évolution des besoins de sa communauté. Chaque visiteur est appelé à exprimer sa créativité." Largement ouvert sur une agora, disposant d’un grand forum central, le nouveau centre agrège des ressources traditionnelles de bibliothèque à des zones dédiées à l’apprentissage, des espaces d’exposition modulables, un FabLab, des ressources et des outils numériques.
Envoyer un signal
Fer de lance de la redynamisation de la ville, The Word porte des enjeux forts : offrir une expérience culturelle de grande qualité aux visiteurs, inciter les habitants, tentés d’aller faire du shopping dans les villes voisines, à rester dans leur ville et ainsi encourager l’économie locale, envoyer un signal au secteur privé démontrant que South Shields est un lieu ouvert au business, où il est tentant d’investir.
Dans cette nouvelle conception, la bibliothèque endosse un rôle politique, au sens large, pas toujours facile à assumer. A Tampere, en Finlande, la présentation par son auteur d’un livre sur les partis politiques finlandais, dans une des bibliothèques de la ville, a été brutalement interrompue par l’intervention de trois néonazis. "Cet incident a provoqué un débat en Finlande, a expliqué Juha Manninen, membre de l’association des bibliothèques finlandaises. Je continue néanmoins de penser que la bibliothèque est une place appropriée pour les discussions politiques, même si organiser ce type d’événements demande beaucoup d’énergie de la part des bibliothécaires."
Responsabilités démocratiques
L’interaction entre les bibliothèques et le débat politique et citoyen passe également de plus en plus par la prise de position des bibliothécaires. En Hongrie, une loi de 2016 qui prévoyait l’instauration d’un manuel unique pour les enseignants, acheté de manière centralisé, a provoqué un mouvement de protestation parmi les enseignants, que les professionnels des bibliothèques scolaires, directement concernés par la réforme, ont décidé de soutenir. "Quelle est la limite entre notre action en tant que professionnels et l’action politique ?, interrogeait Marianna Pataki, de l’association des bibliothèques scolaires de Hongrie, lors de la session consacrée aux interactions entre les bibliothèques et la société civile. Notre engagement nous a permis d’entamer avec les enseignants, les parents, les experts, une réflexion commune sur notre système éducatif. Cela nous a rendus, nous bibliothécaires, plus conscients de nos responsabilités démocratiques."
Le congrès de l’Ifla en chiffres
3 100 participants au congrès de l’Ifla à Wroclaw (Pologne).
122 pays représentés.
1 400 membres associatifs ou institutionnels au sein de l’Ifla, issus de 140 pays.
80 membres institutionnels ou associatifs au CFIBD, comité français de l’Ifla, représentatifs de tous les types de bibliothèques : territoriales, scolaires, universitaires.
Le prochain congrès de l’Ifla aura lieu à Kuala Lumpur, en Malaisie, du 24 au 30 août 2018.
"On ne peut plus rien faire sans partenariat"
Président du groupe des bibliothèques métropolitaines de l’Ifla, Corrado Di Tillio évalue les principaux enjeux pour les réseaux de lecture publique des grandes cités du monde.
Livres Hebdo - Au-delà de leur diversité, observez-vous des tendances communes aux bibliothèques métropolitaines ?
Corrado Di Tillio - Notre spécificité est d’intervenir sur de vastes territoires, où les défis sociaux à relever sont souvent très forts. La diminution des budgets constitue malheureusement une des principales tendances générales. Les bibliothèques sont des cibles faciles. Les établissements épargnés sont ceux où le directeur déploie une énergie considérable auprès des décideurs et des mécènes pour obtenir des financements.
Quelles sont les conséquences des coupures budgétaires ?
Cela nous conduit à repenser en profondeur nos missions et notre organisation. Parfois, il est préférable de fermer un établissement plutôt que de l’ouvrir avec des horaires et des services médiocres. Le réseau de bibliothèques de Groningue, aux Pays-Bas, a décidé de concentrer tous ses moyens financiers et humains sur ce qui lui paraissait essentiel, les programmes culturels, éducatifs, la dimension participative. Le reste a été délégué à des bénévoles. C’est un choix radical qui interroge.
Comment positionner la bibliothèque dans des métropoles où l’offre culturelle est très concurrentielle ?
Trouver sa place dans un contexte culturel déjà fort est en effet un gros défi. Cependant, on constate un peu partout que la fréquentation est en hausse. Cela montre que les gens ont un grand besoin de lieux qui comblent le manque d’espaces publics accessibles et gratuits au cœur des cités. Mais pour des raisons stratégiques autant que budgétaires, il n’est plus envisageable aujourd’hui d’agir seul. "Partenariat" est le mot clé. Dès qu’on a une idée, il faut regarder avec qui la réaliser, que ce soient les acteurs sociaux ou le club de foot local. Il faut également mesurer l’impact des bibliothèques sur la société. C’est difficile, mais indispensable.
Les Français à la conquête de l’Ifla
Jusqu’à présent peu représentés dans les instances de la fédération internationale des bibliothécaires, les francophones ont renforcé leur présence lors des dernières élections.
Alors que nombre de bibliothécaires déplorent depuis longtemps la faible présence française dans les instances internationales, les élections organisées pendant le dernier congrès de l’Ifla, en août à Wroclaw (Pologne), ont réservé une bonne surprise : un nombre significatif de professionnels français ou de pays francophones ont été élus dans les sections et groupes thématiques de l’Ifla.
Selon les chiffres communiqués par la fédération à Livres Hebdo, 44 Français ont obtenu un mandat. Une évolution à laquelle a contribué le travail de longue haleine mené par le Comité français international bibliothèques et documentation (CFIBD), la branche française de l’Ifla. Celui-ci attribue notamment chaque année des bourses pour permettre à des professionnels français ou francophones de participer au congrès de l’Ifla. Il accompagne aussi les candidats tout au long du processus complexe d’élection et mène une action de lobbying pour pousser les candidatures françaises.
Un wiki bilingue
"Ces résultats constituent une bonne surprise, se réjouit Franck Hurinville, président du CFIBD, à l’issue du congrès. C’est important de faire valoir le point de vue français sur un certain nombre de questions telles que le droit d’auteur ou les normes de catalogage." Afin de faciliter l’entrée des Français dans les quelque cinquante sections de l’Ifla (gestion de l’information, bibliothèques scolaires, catalogage, etc.), le CFIBD a prévu de publier en ligne une cartographie indiquant le nom des membres et les places vacantes. Il vient également de mettre en ligne un wiki bilingue français-anglais des termes bibliothéconomiques et devrait lancer prochainement un appel à contribution pour traduire intégralement tout le site Internet de l’Ifla, dont seule une partie est actuellement accessible en version française.
Rompre avec son image
Le renforcement de la présence française intervient à un moment clé dans la vie de la fédération, qui vient de lancer, avec son programme Global Vision, un vaste chantier de consultation auprès des professionnels du monde entier pour élaborer un nouveau plan stratégique en prise directe avec sa base. Ce projet est une nouvelle brique dans la politique entamée par la fédération depuis plusieurs années pour rompre avec son image de petit groupe d’experts issus majoritairement des pays riches industrialisés, et conforter son rôle de porte-parole des bibliothèques à l’échelle internationale.
L’Ifla a bien conscience que sa légitimité ne peut s’appuyer que sur une forte implication des professionnels au niveau local et sur une réelle représentativité dans ses instances de toutes les régions du monde. "La nouvelle présidente de l’Ifla est espagnole, le secrétaire général est autrichien, et la trésorière allemande. Je pense que cela va changer le rapport à la langue de travail, l’anglais, et montrer qu’il n’est pas indispensable de la parler parfaitement pour s’investir, analyse Franck Hurinville. Mais il reste du chemin à faire. Il y a encore peude Français dans le conseil d’administration de l’Ifla."