Des personnes assises en rond. L'animatrice se saisit d'un texte et l'adresse avec application aux oreilles attentives. À la fin de la lecture, chaque participant peut essayer de verbaliser ses impressions, lancer une discussion, embrayer sur sa propre histoire, se livrer. L'un d'eux raconte comment il a perdu goût à la lecture. Un autre se demande pourquoi il n'a pas été touché par ce texte, et sa voisine si. Puis l'animatrice rebondit sur un autre ouvrage. Cette oratrice est une bibliothérapeute. « Elle instaure un climat de bienveillance, chacun a la possibilité de s'exprimer sur son rapport à la lecture », commente Éloïse Orain, qui a invité Sandrine Lefevre, une bibliothécaire itinérante spécialisée dans ces ateliers, à animer des sessions de bibliothérapie dans dix bibliothèques du réseau de la baie de Saint-Brieuc (Côtes-d'Armor), à l'occasion de rencontres sur le thème de la santé mentale, adressées aux personnes handicapées et à leurs aidants. « Des collègues souhaitaient découvrir ce qu'est la bibliothérapie et repartir avec des documents à conseiller aux publics. D'autres voulaient apprendre à donner envie de lire, à des adultes et des enfants », explique Éloïse Orain, qui a appris l'importance de lire à voix haute, même à des adultes. « Ils étaient captivés ! »
« Parce qu'ils écoutent, les participants peuvent s'absenter dans leur imaginaire, se laisser porter par la voix de l'auteur que j'incarne », souligne Sandrine Lefevre, qui s'empare de tout style littéraire : de la poésie, des romans graphiques, des romans ados... Souvenirs de la marée basse de Chantal Thomas, Fenêtre sur terre de Franck Bouysse, Sur la lecture de Marcel Proust, Noces d'Albert Camus, Regain de Jean Giono, Comme un roman de Daniel Pennac... Pas de livre de développement personnel. Des textes qui permettent d'« être bien », selon ses mots. Ce qui n'exclut pas des extraits empreints de mélancolie. « C'est comme le fado : cette musique permet à l'auditeur de vivre des émotions, et de prendre le temps de les laisser vibrer », soutient la bibliothécaire. Puis de les exprimer aux autres personnes présentes - malheureusement un public peu diversifié, surtout féminin. « Le livre est facteur de resocialisation. Cela fait aussi de la bibliothèque un lieu de plaisir pour tous, et pas un territoire réservé à l'élite. »
Apprivoiser Proust
« On parle de littérature "apaisante" à propos d'auteurs comme Laurent Gounelle ou Mélissa Da Costa, qui écrivent pour "faire du bien". Sandrine Lefevre puise plutôt dans À la recherche du temps perdu et montre aux lecteurs ce qu'ils peuvent en tirer pour eux, en profondeur. Elle croit dans le pouvoir de transformation de la littérature. Oui, Proust est impressionnant à lire, mais commençons par le rencontrer, lire des choses sur lui, poser son livre près de soit, tourner autour. Le lecteur repart de cette séance avec un livre qu'il a en quelque sorte apprivoisé », vante Julie Simmonet, qui a invité la bibliothérapeute dans sa médiathèque Boris-Vian de Tremblay-en-France, lors d'une journée de sensibilisation à la santé mentale. La prochaine fois, elle complétera cette séance par un atelier d'écriture.
Cette méthode de bibliothérapie, basée sur la lecture à voix haute et sur des exercices où les participants expriment leur créativité, a été développée par la romancière et kinésithérapeute Régine Detambel, qui a formé une foule de professionnels du soin. Dont - assumons cette conjonction - des bibliothécaires. « La méthode anglo-saxonne consiste à dire "vous avez tel problème, lisez ça" , mais je suis contre : que fait-on pour des personnes qui ne lisent pas ? Les non-lecteurs ont tout autant besoin de récits, d'histoires, d'expressions de soi. Les livres, on en a tous besoin, interpelle-t-elle. Des personnes poussent les portes des tiers-lieux bibliothèques pour socialiser, chercher quelque chose de l'ordre du care, du "prendre soin". Il est donc essentiel de proposer aux personnes qui ne lisent pas des animations sortant de la littérature pure, du club de lecture. Proposer une animation en présence, avec une attention portée envers la personne, la renarcissiser en mobilisant la lecture à voix haute, l'écriture, le dessin... » Le tout permettant d'élaborer un récit de soi, vital pour le cerveau humain.
Un soin tout terrain
Céline Mas, formée comme Sandrine Lefevre par Régine Detambel, ajoute ceci aux ateliers de bibliothérapie qu'elle propose à son tour : les sciences cognitives. Exemple d'un atelier donné à des enfants de 10 ans, sur le thème de la confiance en soi : « On part d'un livre qui en parle, puis on montre aux enfants comment la peur se manifeste dans le cerveau, et on décrypte les signaux de la peur en revenant au texte de départ », explique celle qui a dans le même esprit fondé une bibliothèque en ligne, Love for Livres, classant les livres selon les émotions qu'ils véhiculent. Quand elle donne un atelier aux adultes sur le thème du burn-out par exemple, c'est en gros avec 80 % de littérature et 20 % de science cognitive. Rapport au deuil, éco-anxiété, lutte contre les discriminations et le harcèlement... « Notre idée de départ, c'était de trouver un moyen de rendre la lecture simple pour des personnes qui ne sont pas de grands lecteurs. Puis il nous est apparu que les émotions jouent un rôle clé. Et on est tombés sur l'histoire de la pionnière de la bibliothérapie, Sadie Peterson Delaney, la bibliothécaire en chef d'un hôpital d'Alabama. Elle lisait des livres précis à des soldats de retour de guerre. Des études montrent depuis que la lecture a un impact sur l'empathie, le stress, le sommeil », développe Céline Mas, qui a monté des ateliers avec des bibliothécaires de grandes villes européennes - Bruxelles, Łódź (Pologne), Kranj (Slovénie), Madrid... Et tient à préciser : « On ne se prend pas pour des médecins, des thérapeutes ou des neuroscientifiques, mais pour des professionnels de la bibliothérapie. » Comme dans toute profession non réglementée, les prestations sont plus ou moins sérieuses. Il n'y a pas de formation officielle en bibliothérapie. Love for Livres a lancé la sienne en mai 2023, pour les coachs, psychologues, soignants, chargés de ressources humaines, bibliothécaires... « Pour eux, c'est un moyen de donner envie de lire et de "fidéliser" les lecteurs de la bibliothèque », précise Céline Mas.
La Fédération internationale de bibliothérapie propose également des formations payantes. Côté université, Lyon 1 a lancé une courte formation à l'art-thérapie, pour les étudiants en master et les professionnels de santé. Elle a été créée par la psychologue Laure Mayoud, qui propose à ses patients de fermer les yeux, d'inhaler un parfum, et de se perdre dans leurs rêveries au moment où elle leur déclame ses poèmes. Pas n'importe lesquels : « Quand un patient souffre de symptômes mélancoliques, je ne vais pas lui prescrire Les fleurs du mal de Baudelaire, car je risque de ranimer sa mélancolie. Je ne vais pas non plus lui déclamer un poème trop enjoué, qui serait trop loin de son état émotionnel. Je préfère le "Sonnet 30" de Shakespeare, sombre au départ, puis lumineux. Il faut raconter des histoires qui commencent mal mais se finissent bien ! », illustre la prescriptrice poétique. Qui aime rappeler ces mots prêtés à Oscar Wilde : « La sagesse, c'est d'avoir des rêves assez grands pour ne pas les perdre de vue lorsqu'on les poursuit. » Motivant !