n 2004, Yves Michalon, l’heureux éditeur de Bonjour paresse, n’a pas pris de vacances d’été. Un comble. Mais la petite équipe de la maison d’édition qui porte son nom - quatre personnes - était débordée par l’envolée soudaine, en pleine torpeur estivale, de ce best-seller inattendu. 250 000 exemplaires écoulés en seulement quelques semaines ! "Le miracle de l’édition, c’est que quand ça marche, ça marche", résume Yves Michalon, avant d’ajouter, philosophe : "Mais le contraire est tout aussi vrai."
En 2004, les éditions Michalon ont dix ans d’existence. Mais, avant cela, leur fondateur baignait déjà dans le livre. Né en 1945, il a longtemps travaillé dans la publicité. En 1974, il crée l’agence MBC, qui deviendra en 1986 Bélier Rive Gauche (BRG), une filiale d’Havas. Ses clients s’appellent Robert Laffont, Hachette, Gallimard, Nathan, Albin Michel… Yves Michalon est alors le "gourou" de la publicité éditoriale. En 1990, BRG réintègre le giron d’Havas et, l’année suivante, Yves Michalon est nommé vice-président d’Havas Advertising. Mais, en 1994, il abandonne la publicité et décide de se lancer lui-même dans l’édition. Son créneau ? Les documents en phase avec leur époque, et aussi tout ce qui touche à la géopolitique, sa passion intime. En 1996, il publie Mondes rebelles de Jean-Marc Balencie et Arnaud de La Grange, une encyclopédie des conflits qui agitent notre planète. L’ouvrage s’impose d’emblée comme un classique et connaîtra un succès au long cours - plus de 30 000 exemplaires au fil des éditions successives (la 4e paraît en 2005). En 2003, Sacrés Français !, un - gentil - brûlot rédigé par l’ancien correspondant de Newsweek à Paris, dépasse les 50 000 exemplaires. Mais, pour l’essentiel, la maison reste abonnée aux tirages et aux ventes modestes.
Bonjour paresse arrive par la poste. "Le manuscrit s’appelait, je crois, Le travail sans peine", se souvient Yves Michalon. "J’ai tout de suite accroché au texte, mais j’ai demandé à son auteure, Corinne Maier, de revoir son titre. Elle nous a proposé une liste, celui-là a paru évident." Mais, aussi bon soit-il, ce titre, clin d’œil au Bonjour tristesse de Françoise Sagan, n’aurait pas suffi à faire décoller les ventes. "En fait, le succès de ce livre est né par accident", estime Yves Michalon. L’ouvrage critique avec une ironie mordante l’une des tartes à la crème du moment : la "culture d’entreprise". Corinne Maier s’adresse, en priorité, aux cadres moyens, qui se sentent pressurés par cette fameuse "culture d’entreprise", et elle les déculpabilise : "Si vous n’avez rien à gagner en travaillant, vous n’avez pas grand-chose à perdre en ne fichant rien." L’auteure travaille elle-même dans une très grande entreprise, EDF. "C’était mentionné sur la première version de la quatrième de couverture, raconte Yves Michalon. Puis nous avons décidé, avec elle, de le retirer. Mais l’information n’a pas été bien répercutée. Le livre est sorti avec la quatrième d’origine. Ce fut notre chance."
Publié - exprès - le 29 avril 2004, soit deux jours avant la… fête du Travail, Bonjour paresse est tiré à 3 000 exemplaires. Il n’attire d’abord pas l’attention. Ni en mai. Ni en juin. Mais, en juillet, l’employeur de Corinne Maier, prenant connaissance de l’ouvrage, décide de la convoquer en vue d’une procédure disciplinaire, au motif que son livre dévoile "une stratégie individuelle clairement affichée, visant à gangrener le système de l’intérieur". Pas moins. Le 27 juillet, l’ensemble des syndicats d’EDF, de la CGT à la CGC, publient un communiqué commun pour dénoncer cette réaction disproportionnée. Le nom de Corinne Maier se retrouve dans toutes les dépêches d’agences de presse. Les médias s’en emparent. Et c’est l’envolée dans les librairies. Deux semaines plus tard, alors que l’ouvrage caracole désormais en tête des meilleures ventes, Libération ironise : "EDF s’est découvert un nouveau métier : agent littéraire" (1).
"Du jour au lendemain, Bonjour paresse est devenu emblématique du ridicule du management des grosses entreprises", résume Yves Michalon. Le livre s’arrache dans les hypers et les Relay. Confronté à un tsunami - "on retirait à 10 000 tous les deux jours, en plein mois d’août !" -, Yves Michalon annule ses vacances pour rester sur le pont. Ses collaborateurs sont débordés. D’autant que l’intérêt pour Bonjour paresse est international : "Le Financial Times lui avait consacré une pleine page. Nous nous sommes retrouvés assaillis de mails de confrères des quatre coins du monde, Nouvelle-Zélande, Corée, Danemark…, qui voulaient acheter les droits. Nous étions tellement bouffés par la gestion du succès en France que nous ne répondions pas tout de suite. Du coup, les éditeurs nous réécrivaient pour augmenter leur offre. Cette gestion, bien involontaire, de l’international par le silence s’est révélée payante !"
Nouvelles ambitions
En tout, l’ouvrage connaîtra 32 cessions à l’étranger. Ses ventes se poursuivent en France durant l’automne, avant de chuter à l’approche de Noël. "On a pu enfin respirer", résume Yves Michalon. Cette bonne fortune inespérée lui a donné des ailes. La maison déménage dans des bureaux plus vastes et affiche de nouvelles ambitions : augmentation de la production, débauchages d’auteurs plus connus… En 2008, la crise financière signe la fin de cet élan. Yves Michalon comprend qu’il a vu trop grand : "Le marketing du succès, ça n’existe pas. Un phénomène comme Bonjour paresse est irreproductible. Nous aurions sans doute dû rester là où nous étions. Les petites maisons qui veulent jouer dans la cour des grands subissent les mêmes contraintes que les grandes et peuvent nourrir les mêmes espoirs, mais elles n’ont pas les mêmes moyens. En l’occurrence, le commercial et la communication ne suivaient pas. L’adéquation n’était pas là."
En difficulté, Yves Michalon se tourne vers son actionnaire minoritaire, Gallimard. Sans succès : "Antoine Gallimard m’a gentiment fait comprendre qu’il n’était pas mon banquier." En novembre 2009, la maison est rachetée par Max Milo. Commence la période la plus sombre des éditions Michalon. Puis, en 2012, un nouveau repreneur, inattendu, se manifeste : L’Harmattan. Depuis, Yves Michalon a retrouvé la sérénité. La maison, qui a gardé son nom, publie une trentaine de titres par an et continue de cultiver l’ADN des origines : la géopolitique et les questions de société.
(1) Libération du 18 août 2004.