Automne 1994, Foire de Francfort. Natacha Derevitsky, éditrice fraîchement arrivée chez Bayard pour s’occuper du poche jeunesse, aborde, épuisée et les pieds en compote, son dernier rendez-vous. Une entrevue avec une vendeuse de droits de l’éditeur américain Scholastic. Sa consœur lui met entre les mains trois livres d’une collection, lancée en 1992, qui commence tout juste à percer outre-Atlantique: "Goosebumps". "Chair de poule" en français. Signée par l’Américain R. L. Stine, la collection propose aux enfants, dès 9 ans, des romans courts (130 pages) à suspense où les jeunes héros font face à des phénomènes étranges et effrayants.
En rentrant à Paris, emballée, elle soumet les manuscrits au directeur du département livre de Bayard, Jean-Claude Dubost. "Il a adoré et dès le lendemain nous avons fait une offre ; ces textes avaient quelque chose de totalement nouveau et de vraiment addictif", raconte l’éditrice, aujourd’hui directrice éditoriale de Pocket Jeunesse. Bayard achète, pour une somme modeste, six titres sur la vingtaine déjà parus aux Etats-Unis et entreprend un important travail de traduction. Gommage d’incohérences, chasse aux répétitions autant qu’aux clichés et enrichissement du vocabulaire. Parallèlement, la maison fait appel à un psychologue qui traque des scènes pouvant traumatiser les jeunes lecteurs. Son verdict est clair: les livres ne véhiculent aucune violence mais suggèrent, grâce à un imaginaire très fort, des situations surnaturelles qui offrent aux enfants l’occasion de jouer avec leurs propres peurs, en affrontant la ribambelle de monstres qui peuplent l’enfance.
Loin du Club des Cinq
La maison apporte un soin particulier aux couvertures. Signées par de grands illustrateurs comme Henri Galeron ou Gérard Failly, elles sont suffisamment effrayantes pour attirer les lecteurs en quête de frisson et assez dissuasives pour les âmes sensibles. "Nous avons pris beaucoup de précautions parce que le concept était novateur, en rupture totale avec la littérature jeunesse de l’époque qui proposait des histoires gentillettes véhiculant des valeurs assez traditionnelles", souligne Natacha Derevitsky. L’imaginaire de "Chair de poule", avec ses pantins vivants, ses fantômes ou ses maisons hantées, a peu à voir avec celui des Club des Cinq, Clan des Sept ou Alice, ni même avec "Un livre dont vous êtes le héros", la collection lancée par Gallimard Jeunesse au milieu des années 1980.
Loin d’envisager l’engouement phénoménal à venir, Bayard lance "Chair de poule" directement en poche, sans plan marketing. Les six premiers titres - La malédiction de la momie, La nuit des pantins, Dangereuses photos, Prisonniers du miroir, Méfiez-vous des abeilles ! et La maison des morts - arrivent discrètement en librairie le 23 mars 1995. Ils suscitent immédiatement de vives réactions. "Nous étions très mal vus, on nous disait que ces textes ne faisaient pas grandir les enfants", se souvient Natacha Derevitsky. Bayard, maison catholique, éditrice notamment de J’aime lire, n’était pas particulièrement attendue sur ce terrain et essuie des critiques.
"Les prescripteurs considéraient cela comme de la sous-littérature, sans intérêt", confirme Karine Sol, directrice littéraire du pôle fiction de Bayard Jeunesse. Au même moment, dans les cours de récréation, les écoliers se passent le mot: cap’ ou pas cap’ de lire, tout seul le soir, un "Chair de poule"? Ce bouche-à-oreille génère un phénomène éditorial et sociétal. Les petits Français tirent leurs parents en librairie pour acheter ces livres qu’ils échangent avec leurs amis. Les réimpressions s’envolent et les médias s’emballent pour ces romans qui arrivent à faire lire même les enfants les plus réticents. Bayard achète de nouveaux titres de la collection que R. L. Stine, présenté comme le Stephen King de la jeunesse, écrit à une vitesse prodigieuse - deux livres par mois en moyenne - tandis que "Chair de poule" devient un succès mondial, adapté en série télévisée, puis en film. Deux ans après son lancement, les 30 titres de la collection se sont écoulés à 3 millions d’exemplaires en France et les tirages avoisinent les 60 000 exemplaires. Du jamais vu qui inspire d’autres éditeurs. Gallimard propose à la fin des années 1990 la collection "Fais-moi peur!". Hachette promet du frisson avec Panique au centre commercial.
Indémodable
""Chair de poule" a réussi à attirer et à fidéliser même les jeunes qui ne lisaient pas, en proposant une lecture divertissante qui désacralise l’acte de lire", estime Karine Sol. Le succès de la série s’appuie sur l’impression de lecture trangressive pour les enfants et sur une construction de l’histoire addictive. L’intrigue démarre dès les premiers mots avec des phrases simples et efficaces. Les chapitres sont très courts et se terminent sur un cliffhanger. Et surtout, le roman écrit à la première personne présente des héros, souvent un duo garçon-fille, auxquels les enfants du monde entier peuvent s’identifier. Ce caractère universel explique la longévité de "Chair de poule". Vingt-trois ans après son lancement, la collection, présente dans 35 pays, s’est écoulée à 400 millions d’exemplaires à travers le monde, dont près de 15 millions en France, et continue de s’enrichir.
Aux 74 titres de la série originale publiée jusqu’en 2001, que Bayard réédite régulièrement, s’ajoutent des inédits de séries dérivées comme Horrorland et Le château de l’horreur. Tous ne sont plus écrits par R. L. Stine, qui réunit derrière sa signature des écrivains rédigeant selon la recette de l’auteur. Même si 175 000 exemplaires de "Chair de poule" se sont encore écoulés en 2017, la collection, qui est régulièrement étudiée à l’école, n’en est plus à son âge d’or. Mais en faisant tomber des barrières autour de la manière d’écrire pour les enfants, les confrontant à un imaginaire peuplé de peurs et d’épreuves, elle a laissé son empreinte dans la littérature jeunesse, ouvrant la voie à des séries comme Harry Potter ou Hunger games.