Nous sommes en 1976. Lors d’un séjour à Londres, Guy Schoeller, 61 ans, éditeur-dandy renommé et ex-mari de Françoise Sagan, s’arrête net devant la vitrine de la librairie Foyles, fasciné par un ouvrage au format insolite. La légende l’assure: ce livre n’est autre que Le capital de Karl Marx. Mais il est publié par Penguin dans un format semi-poche en un seul volume très épais et très souple, aux pages en papier bible solidement collées. L’éditeur l’achète sur-le-champ et contacte l’imprimerie anglaise qui en est à l’origine. Il fonce dans son entrepôt, rencontre le directeur et finit par "faire affaire" avec lui.
Guy Schoeller, qui figurait déjà parmi les créateurs du livre de poche, propose à Robert Laffont le produit et un concept: réhabiliter une littérature populaire et éclectique, accessible au plus grand nombre grâce à un objet abordable. Pour bâtir un tel projet, il s’entoure de grands noms de l’édition de l’époque, tous spécialistes d’un domaine: Francis Lacassin pour le polar, Jean Tulard pour les dictionnaires, Robert Carlier pour la littérature, Marc Fumaroli pour l’histoire. La collection "Bouquins" était née.
Succès immédiat
Une fois de plus, Guy Schoeller a du flair. "Les premiers succès ont été rapides", raconte Jean-Luc Barré, l’actuel directeur de la collection, qui évoque le premier titre, le dictionnaire Une histoire de la musique de Lucien Rebater, paru en 1979. Très vite suivent des ouvrages de sciences, de voyage, d’histoire, des œuvres complètes en littérature… Quelques années plus tard, l’ouvrage vedette de la collection, son best-seller emblématique, qui assoira définitivement "Bouquins" dans le paysage éditorial français, arrive: le Dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant s’écoule à 750 000 exemplaires. "Guy Schoeller avait l’intuition qu’il fallait proposer au lecteur une sorte de collection idéale, recouvrant tous les domaines et à un prix relativement accessible. Il ne s’est pas trompé", estime Jean-Luc Barré. Dans la philosophie de Schoeller: offrir plus de visibilité à des auteurs non pléiadisés, faire redécouvrir des romans populaires, du XIXe siècle jusqu’à San-Antonio, voire même "aller contre la littérature officielle".
"En fait, il a construit une collection à son image, curieuse et éclectique, avec des livres qui permettent de se dire : "pourquoi je ne m’intéresserais pas à ce domaine ?"" résume Agnès Hirtz, directrice adjointe de "Bouquins", présente depuis 1987. Par ses nombreux succès éditoriaux, la collection touche-à-tout acquiert bien vite, par référence à la célèbre "Bibliothèque de la Pléiade" chez Gallimard, les surnoms de "Pléiade du peuple", "Pléiade de poche" ou même "Pléiade du pauvre"… "Nous sommes en effet, sur certaines œuvres complètes, en compétition directe avec la "Pléiade", reconnaît Agnès Hirtz. Mais, il faut l’admettre, dans une version moins pointue, avec un appareil critique moins imposant."
600 volumes en quarante ans
Près de quarante ans et 600 volumes après la balade londonienne de Guy Schoeller, ni le fond ni la forme de la collection n’ont changé. Le catalogue est toujours très actif, à raison d’une bonne vingtaine de nouveautés chaque année, et de rééditions qui comptent pour près de 60% du chiffre d’affaires de "Bouquins". Parmi les nouveautés du catalogue 2018: les Dernières nouvelles du monde d’Erik Orsenna, un ouvrage sur Barcelone, les Mémoires de Jean-François Revel, ou encore le très commenté Avenir de l’intelligence et autres textes de Charles Maurras.
Mais s’il demeure inchangé, le format qu’a inspiré Karl Marx à Guy Schoeller a séduit plusieurs autres éditeurs, qui ont successivement lancé "Omnibus" (Place des éditeurs) ou "Quarto" (Gallimard). "La rançon du succès", sourit Agnès Hirtz. Sur le fond, "tous les domaines sont aujourd’hui traités dans "Bouquins"", assure Jean-Luc Barré. "La collection décloisonne la culture générale et est devenue l’outil de la connaissance du grand public à un prix accessible", ajoute-t-il, rappelant un prix de base qui s’élève à une trentaine d’euros. "C’est le rapport qualité-prix qui a fait et fait toujours le succès de la marque", souligne Agnès Hirtz.
Guy Schoeller est resté jusqu’à son décès, en 2001, derrière son bureau de directeur de "Bouquins". Lui ont succédé Daniel Rondeau, puis Jean-Luc Barré. Six salariés sont aujourd’hui mobilisés à temps plein pour faire tourner cette "petite maison dans la grande maison qu’est Robert Laffont", qui a même eu un temps son propre service de fabrication, se souvient Agnès Hirtz. Si les dictionnaires ont peut-être perdu, à l’ère du tout Internet, de leur aura, "tout marche toujours chez "Bouquins"", assure sa directrice adjointe, qui annonce un tirage initial moyen de 6 000 exemplaires.
Car la collection ne semble pas connaître la crise de la quarantaine. Elle fédère toujours autour d’elle un lectorat fidèle fait de passionnés et de collectionneurs, qui soumettent toujours de nouvelles idées à l’équipe de publication. "C’est une collection hors norme, qui a ouvert des champs nouveaux et insufflé une liberté inédite dans la création éditoriale, observe Jean-Luc Barré. En excitant les curiosités, elle a rempli sa vocation d’initiatrice. Et continuera de le faire."