5 JANVIER - ROMAN France

Dominique Eddé- Photo DR/ALBIN MICHEL

Dominique Eddé n'est pas de celle à qui les analyses univoques conviennent. L'écrivaine franco-libanaise évolue dans un univers tout à fait contemporain, entre Orient et Occident, un monde complexe et brouillé dans lequel la réalité a toujours au moins deux faces, comme le visage d'un des personnages de Kamal Jann, impressionnante fresque politique et sentimentale autour de la destinée d'une puissante famille syrienne, les Jann : "Moitié vrai moitié faux. Un mélange de papier mâché et de chair fraîche. » Dans cette histoire où la romancière inspirée tient la main de l'intellectuelle informée, l'auteure du Crime de Jean Genet (Seuil, 2007) anime des hommes et des femmes pris dans une guerre internationale et intime, un jeu de dupes géant où le manipulateur peut devenir à chaque instant le manipulé.

Dans la famille Jann, il y a d'abord Saif Eddine Jann, musulman sunnite, "pilier invisible des renseignements syriens », au service du tyran en chef, le président T. Z., qui use des méthodes universelles des régimes autoritaires (chantages, intimidations, tortures...). A ses côtés, Riwaya, l'épouse, née de mère syrienne et de père libanais ; la fille unique du couple, Wafa ; et les deux fils de son frère, assassiné sur ses ordres à Hama lors des massacres en 1982 alors que l'aîné de ses neveux, Kamal, avait 15 ans. Au début du livre, à l'automne 2010, Kamal, 43 ans, est devenu un brillant avocat d'affaires grâce à cet oncle bourreau qui a financé ses études aux Etats-Unis. Séduisant, introduit, il vit à Manhattan, roule en Jaguar, ne croit pas en Dieu et s'occupe d'une société écran "destinée à diffuser l'information sur la répression en Syrie ». Un homme indéchiffrable qui cache de profondes blessures secrètes. Le parcours de Mourad, son jeune frère, semble moins ambigu : devenu combattant du Djihad, il a épousé la cause d'une branche dure des Frères musulmans, ennemis du régime soutenu par son oncle qu'il hait.

Autour des membres de cette famille, dans laquelle les logiques de clans sont contrariées par de sanglantes dettes privées, gravitent des personnages secondaires qui pourraient être des caricatures s'ils n'étaient formidablement portraiturés : des agents de la CIA et du Mossad, l'amoureuse de Kamal, une milliardaire juive américaine, une voyante d'origine russo-italienne, un journaliste français avec "un regard de grand penseur dont il est difficile de savoir à quel moment il pense, et à quel autre il se félicite d'avoir pensé »... Il faut parfois s'accrocher pour suivre, dans des scènes simultanées, de Damas à New York et de Beyrouth à Paris, ces personnages qui passent du français à l'arabe et à l'anglais au gré de leurs identités multiples... Kamal Jann est un roman dense, inquiétant d'actualité, thriller géopolitique autant que drame dostoïevskien - comme une version orientale des Frères Karamazov -, trempant des faits parfois anticipés, parfois travestis, qui font la une des journaux, dans un grand bain de fiction vraisemblable.

Jann signifie "devenu fou" en arabe. A la fin, Kamal le magnifique brise les miroirs et devient un "fou moderne ». Comme si c'était là l'un des risques majeurs, suggère ce roman riche de questions et de points de vue, que courrait l'équilibriste pris entre plusieurs cultures, écartelé entre plusieurs fidélités.

19.03 2015

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