Une entrée pour trente jours. C’est somme toute peu de chose mais, après dix jours de démarches et d’attente cela suffit à nous faire sauter de joie lorsque l’employée du consulat de Chine au Chili (1) nous rend nos passeports contenant enfin nos visas pour nous rendre en République populaire de Chine. Les précieux sésames en poche, il est temps de nous envoler vers la prochaine étape de notre aventure : l’Asie.
Auparavant, épilogue à notre séjour sur le continent américain, les contingences aériennes nous ont offert une journée de transit à New York. Seize heures d’hiver au milieu d’une année à se promener entre l’été austral et les Tropiques. Transis de froid après avoir arpenté les pelouses enneigées de Central Park, nous poussons la porte de la librairie Albertine, sur la 5e Avenue toute proche. Installés sur l’un des sofas du salon de lecture à l’étage, entre la vitrine des livres rares et le présentoir des titres de la presse française, nous questionnons Myriam, libraire, sur l’origine de ce bel écrin dédié à la littérature française au cœur de New York. Elle nous explique qu’Albertine est une initiative de l’ambassade de France, soutenue par des mécènes privés, à la suite de la fermeture de la dernière librairie française de la ville en 2009. Une réussite, et la preuve que lorsque les volontés s’accordent, la librairie francophone peut avoir de beaux jours devant elle.
Sans informatique
Le soir même, nous nous endormons dans un avion en direction de Xiamen, d’où nous repartirons à vélo pour 4 000 kilomètres jusqu’à Bangkok. Après avoir déballé et remonté nos vélos devant l’aéroport de Xiamen, nous entamons les 800 kilomètres qui nous séparent de notre premier rendez-vous, dans la ville de Hong Kong. Sept jours sont nécessaires pour y parvenir et tous se déroulent dans un épais brouillard de pollution qui dérobe l’horizon à notre regard et nous convainc de nous empresser de gagner l’ancienne colonie britannique.
Madeline et Emmanuelle, respectivement directrice et libraire chez Parenthèses, nous attendent dans l’une des innombrables tours du fourmillant quartier d’affaires de Central. Dans la rue, des boutiques ouvrent et ferment chaque jour mais, malgré tout, une librairie française y a élu domicile depuis bientôt trente ans. Une digression dans la frénésie caractéristique de l’île, qui lui a d’ailleurs donné son nom. Trois décennies à proposer aux clients de venir s’affranchir un moment du tumulte des rues hongkongaises.
Ici on vient "flâner dans les chemins tracés par les livres", affirme Emmanuelle. Puisque, chez Parenthèses, les noms des rayons ne sont pas indiqués. A moins d’être déjà initié, il faut parcourir l’espace, consulter la tranche des ouvrages pour deviner les contours de chaque catégorie.
Autre spécificité qui donne à Parenthèses une teinte particulièrement humaine : aucune gestion informatique des stocks n’a été mise en place depuis sa création. "Cela nous incite à nous impliquer davantage dans notre métier de libraire, et y ajoute beaucoup d’intérêt", commente Emmanuelle. Chaque libraire connaît la place de tous les titres disponibles dans la librairie. Il sait où sont rangés les 200 ou 300 kg de livres qui y arrivent par avion chaque semaine. Et si cela demande de la mémoire et peut parfois compliquer l’inventaire, le fait de ne pas avoir à "appuyer sur un bouton" pour trouver un ouvrage est gage d’une grande proximité entre l’équipe et les livres proposés aux clients.
Loyer exorbitant
Depuis plusieurs années pourtant, la conjoncture est particulièrement défavorable à la librairie. Compte tenu de la faible étendue du territoire et de la densité de sa population (l’une des plus élevées du monde), le prix de l’immobilier atteint des niveaux stratosphériques, favorisant l’installation d’activités plus lucratives, comme le luxe. "Il y a dix ans, lorsque l’on se promenait dans le quartier, et dans la rue Lan Kwai Fong, on passait devant trois librairies. Elles ont toutes fermé depuis", s’attriste Madeline.
Ce n’est pas le seul écueil sur lequel les librairies hongkongaises sont venues s’échouer ces dernières années. Ici davantage qu’ailleurs, la concurrence de la vente en ligne est féroce. Car vendre des livres uniquement via un site Internet dispense d’un loyer exorbitant et permet de pratiquer des prix de vente avec lesquels une librairie ordinaire ne peut pas rivaliser. "Les libraires anglophones ont énormément souffert de cette nouvelle concurrence et quelques grandes chaînes ont dû fermer leurs portes."
Heureusement, Madeline nous avoue être moins touchée, "car la communauté française, de plus en plus nombreuse à Hong Kong, reste très attachée au lieu de la librairie". Une spécificité culturelle qui a son importance à Hong Kong où, compte tenu de la petite taille des appartements, les habitants sont beaucoup plus enclins à emprunter leurs livres en bibliothèque qu’à les acquérir en librairie.
En octobre, la librairie fêtera ses 30 ans d’existence. Une réussite à contre-courant, construite autour de plusieurs atouts. D’abord une place établie année après année, au cœur du réseau institutionnel. La librairie travaille quotidiennement avec les universités et les écoles locales qui enseignent le français langue étrangère, avec le Lycée français Victor-Segalen et l’Alliance française. Des relations qui lui assurent une importante base saisonnière de ventes.
"Une chance inouïe"
Ensuite, et allant de pair avec cette reconnaissance acquise, l’organisation incessante de conférences animées par d’illustres représentants de la culture française : les photos épinglées aux murs témoignent du nombre d’hommes et de femmes qui se sont succédé sur le fauteuil en cuir trônant à l’entrée de la librairie. Et loin de s’endormir sur ses lauriers, la programmation du mois de mars, détaillée pour nous par Madeline et Emmanuelle, compte une dizaine d’événements. Entre autres auteurs, Boualem Sansal, Pascal Boniface, Clément Baloup et Jacques Gravereau viendront présenter leur travail devant les plus fidèles clients.
L’engagement des deux libraires continue à séduire la grandissante communauté française de l’île (entre 25 000 et 30 000 Français y vivent actuellement). En quittant la librairie, un client québécois nous confie dans l’ascenseur : "Je vis à Hong Kong depuis vingt-deux ans, et ce lieu est pour ma famille une chance inouïe."
(1) Voir "Cyclopédie 5 : Le Comptoir à Santiago : si loin, si proche", LH 1119, du 3.3.2017, p. 28.