19 avril > Roman France > Philippe Lançon

Un homme va au théâtre avec une femme qu’il a aimée et qui veut lui présenter le metteur en scène de la pièce. Il s’agit de La nuit des rois de Shakespeare. Déformation professionnelle: il prend des notes. L’homme est journaliste à Libération, il n’a pas à écrire sur la pièce, il pourrait, c’est un critique réputé, assez libre dans le choix des sujets. Il allait bientôt s’envoler pour New York où l’attendaient un poste à Princeton et Gabriela, une Chilienne, dont il était amoureux. Mais la Parque qui tisse le récit dont il est le protagoniste en déciderait autrement.

Le théâtre, c’était avec Nina, c’était le jour d’avant: "Tout est un songe et un passage, une illusion peut-être, comme dans La nuit des rois. Nina reste le dernier point sur la rive opposée, à l’entrée du pont que l’attentat a fait sauter." L’homme s’appelle Philippe Lançon et est également chroniqueur à Charlie Hebdo. Son nouveau livre, Le lambeau, raconte l’attentat qui décima le 7 janvier 2015 la quasi-totalité du comité de rédaction du journal satirique dont il faisait partie. Il est l’un des survivants. Ces pages sont la relation d’un voyage en enfer: la catastrophe, les fantômes, la vie d’après - l’"autre rive" -, l’odyssée hospitalière (le personnel soignant dont la "fée imparfaite", Chloé la formidable chirurgienne, les visites des proches, les parents, son frère, son ex-femme Marilyn), la longue reconstruction (touché à la mâchoire, il est "défiguré", 17 opérations déjà au moment où il rédige le livre). L’écheveau des événements est entremêlé des fils du souvenir qui relient l’auteur au continent passé avec ses éblouissements et ses deuils d’enfant, ses amours et ses chagrins d’amour, ses amitiés, ses rencontres avec les femmes, les gens, beaucoup les livres: il relit A la recherche du temps perdu.

L’indicible horreur: ce sol jonché d’amis morts, Charb, Cabu, Wolinski, Tignous, Honoré… une "danse macabre", l’ineffable terreur, ces "deux jambes noires" du terroriste qui arpente la salle de conférence devenue charnier. Comment écrire? Et pourtant… l’écriture est là pour témoigner: "Je voyais/la cervelle/du pauvre Bernard Maris/sous mon nez", consigne en pleurant le rescapé dans son "cahier".

On est touché par ces moments où le cœur et le corps se mettent à nu, exposant leur chair fragile. Le panache d’antan est devenu plume sèche mais pas asséchante. Qui a lu ses précédents livres, comme Les îles (Lattès, 2011), constate une métamorphose. Sanglante chrysalide dont il est sorti une écriture d’une déroutante sincérité, papillon aux ailes frappées du sceau de la mort mais qui nous emporte malgré les ténèbres douloureuses vers certaine grâce. On est saisi par la sobriété et l’élégance: "Les chirurgiens allaient aider la nature à réparer mon corps. Je devais aider cette nature à fortifier le reste. Et ne pas faire à l’horreur vécue l’hommage d’une colère ou d’une mélancolie que j’avais si volontiers exprimées en des jours moins difficiles, désormais révolus. Je me trouvais dans une situation où le dandysme devenait une vertu." Une leçon de vie, et de littérature. Sean J. Rose

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