Une myriade de taches d’encre volette devant ses yeux. Les papillons noirs qui donnent le titre au nouveau livre de Caroline Gutmann, par ailleurs directrice du service de presse du Seuil, ne sont ni la vue d’un esprit trop fertile ni une quelconque métaphore pour exprimer la mélancolie. La narratrice, comme son auteure, est du reste une femme sémillante, pleine d’entrain et de curiosité intellectuelle. Ces "insectes" sont en vérité un symptôme, le phénomène oculaire dû au méningiome, une tumeur dans la tête. Normalement bénigne, mais on opère quand même dans la région du cerveau et la patiente peut en ressortir comme un légume.
Ce nouveau mal fait écho à ce cancer dont elle fut atteinte à 19 ans et dont elle réchappa. Déjà, à l’époque, elle ne voulait pas se laisser abattre. Impeccablement maquillée, elle mettait un foulard sur la tête et des tenues sexy. Encore une fois, Caroline ne montre rien au travail, "never complain, never explain" est sa devise. Elle se sent en sursis. Et accède à un autre niveau de réalité. Quand le temps vous semble compté, on regarde ce qui a compté, ce qui compte. Elle pense à ses fils. Elle annonce la nouvelle à l’amant, un gourmet gourmand, régulièrement parti pour une conférence ou en famille, avec son épouse légitime, à l’ex-mari, "le Russe fou". Elle convoque aussi les morts, un cher ami, excessif, récemment disparu, son père Jean, médecin, avec lequel elle avait toujours entretenu des rapports difficiles. Après un livre sur son grand-père maternel, Le testament du docteur Lamaze, médecin accoucheur (Lattès, 1999), Caroline Gutmann se plonge dans les carnets de Jean Gutmann et les destins extraordinaires des Hinstin: son arrière-grand-père Gustave Hinstin, professeur de rhétorique de Lautréamont, homosexuel, mort fou; un autre ancêtre général; un autre encore capitaine d’industrie, associé de Citroën… Et ce cousin de Jean, Charles, "l’homme aux yeux d’or" dans Le zombie, une nouvelle de Kessel. Il se suicide à Kaboul l’année de la naissance de Caroline.
Arrivée à l’hôpital Sainte-Anne, elle rencontre à la cafétéria un homme qui se dit architecte, du nom d’Alexandre. Il lui révèle les arcanes de la construction de l’établissement. Entre les deux se noue une drôle de relation. Caroline Gutmann sublime sa traversée de la maladie et mêle à son récit, outre une enquête familiale, une intrigue, façon polar, autour de l’identité. C’est grave mais jamais lourd, on y goûte même l’élégance de la légèreté. La protagoniste s’en sort, mais non sans séquelles: "Une fragilité qui vous rend poreux au monde, sans immunité, sans distance." La porosité? Rien de mieux pour écrire. S. J. R.