« Il existe une science-fiction française vraiment ambitieuse, parfois exigeante, mais qui fonctionne bien. » Pascal Godbillon, directeur de la collection « Lunes d'encre », chez Denoël, et de Folio-SF chez Gallimard, a de quoi se réjouir. Latium, le space-opera philosophique de Romain Lucazeau, paru en octobre dernier en poche en deux tomes, s'est écoulé à plus de 30 000 exemplaires - une authentique performance pour un primo-romancier de science-fiction. De son côté, La Volte prépare pour le 18 avril la sortie événement des Furtifs, le troisième roman de la star du genre, Alain Damasio, dont le tirage initial, le plus important de l'histoire de l'éditeur, est prévu à 30 000 exemplaires. Lancée fin 2018, la collection « Albin Michel imaginaire » accueillera quant à elle son premier roman français de science-fiction, La fleur de dieu, de Jean-Michel Ré, en mai prochain. Dans un contexte de contraction du marché de l'imaginaire (1), un tel dynamisme de la science-fiction française, moins populaire que son pendant anglo-saxon, traduit un engouement inhabituel.
« La méfiance pour les auteurs français s'est estompée ces dernières années, constate Simon Pinel, responsable éditorial de Critic et libraire. Des succès comme La Horde du contrevent d'Alain Damasio (La Volte), Le goût de l'immortalité de Catherine Dufour (Mnémos) ou Le Déchronologue de Stéphane Beauverger (La Volte) ont contribué à débloquer les mentalités. Mais dans le même temps nos chiffres de ventes ne sont pas non plus énormes : un succès en SF c'est 2 000 exemplaires. Il y a quelques années c'était 5 000 et si on regarde un peu plus loin dans le passé c'était 10 000. » La niche des romans de science-fiction française pour adulte reste restreinte, mais les segments poche et jeunesse, ainsi que les auteurs réputés parviennent à tirer leur épingle du jeu, et le secteur, loin d'être immobile, mute.
Retour au politique
La science-fiction française se métamorphose d'abord dans ses thèmes. La sortie prochaine des Furtifs, situé dans une France futuriste où les grands groupes ont racheté les villes, signe le retour sur le devant de la scène d'une SF « plus politique, qui prend les problématiques sociales et économiques à bras le corps », selon Olivier Girard, directeur éditorial du Bélial. L'éditeur publiera en septembre le deuxième tome de la trilogie Trademark de Jean Baret, qui explore les travers de la société de consommation. La commune résistante montréalaise de Toxoplasma de Sabrina Calvo (La Volte, 2017), a donné le ton de ce mouvement contestataire, bientôt prolongé par Les affamés de Silène Edgar, à paraître en mai chez Nouveaux Millénaires. Ce roman évoque les conséquences futures d'une révolution populaire qui aurait lieu de nos jours.
« Après la décennie des années 2000 où les auteurs français s'amusaient à éclater le monde, on se trouve actuellement dans une phase où ils essaient de le remonter, de recomposer des valeurs, et de se confronter au bilan du libéralisme dans un contexte de tension politique », observe Simon Bréan, maître de conférences à l'université Paris-Sorbonne. L'enjeu écologique se trouve au premier plan de cette recomposition éthique, illustrée par l'essor de la climate fiction (2) et de l'écofiction. Ces genres infusent notamment dans la trilogie écofictionnelle Aqua™/Exodes/Semences de Jean-Marc Ligny, parue à l'Atalante entre 2005 et 2015. Dans la même veine, l'éditeur a publié l'an dernier Malboire de Camille Leboulanger, qui y anticipe la survie humaine dans un monde privé d'eau. L'auteur y renoue avec le post-apocalyptique après une incursion en fantasy avec Bertram le Baladin (Critic, 2017) - une alternance caractéristique des pratiques des auteurs français de SF.
Hybridations
« On constate actuellement une circulation voire une hybridation des genres chez ces écrivains, qui tentent des expérimentations dans d'autres branches des littératures de l'imaginaire, indique Natacha Vas-Deyres, chercheure en science-fiction à l'Université Bordeaux Montaigne. Ils sont sans doute poussés consciemment ou inconsciemment par leurs maisons d'édition qui publient autant de fantasy et d'uchronie que de science-fiction. » Si ce phénomène de métissage des genres n'a rien de nouveau - Pierre Bordage cumule depuis les années quatre-vingt dix les casquettes d'écrivain de science-fiction et de fantasy - il se consolide et s'accentue à mesure que la fantasy s'impose comme le marché le plus fructueux parmi les littératures de l'imaginaire.
Ainsi Lionel Davoust publiera-t-il en mai chez Critic le troisième tome de sa pentalogie des Dieux sauvages, situé dans l'univers de « science-fantasy » d'Evanégyre, où se côtoient technologie nucléaire avancée, mutations et royaumes médiévaux. Auteure touche à tout, Catherine Dufour explorait l'an dernier dans son roman de fantasy urbaine Entends la nuit (L'Atalante, 2018) « la question de ce que signifie penser le fantastique à l'ère d'internet. Ce qui est aussi une façon de faire infuser des thématiques de science-fiction dans la fantasy », analyse Simon Bréan. Au Bélial, l'un des grands succès de ces dernières années s'intitule La tétralogie des origines de Stéphane Przybylski, une uchronie en quatre tomes de la seconde guerre mondiale matinée de science-fiction, qui paraîtra en poche chez Pocket cette année.
Pour Jérôme Vincent, directeur d'ActuSF, cette inclination des auteurs français de science-fiction à mordre dans différents genres est révélatrice de la conjoncture économique : « avec les ventes actuelles, il est clairement difficile de subsister en tant qu'auteur de science-fiction pure, il vaut mieux faire un peu de steampunk et de fantasy, à moins de s'appeler Damasio ou Bordage. » Au Bélial, Olivier Girard confirme : « La grosse différence avec les années quatre-vingt dix, c'est qu'il me semble qu'aujourd'hui, il n'y a pratiquement plus d'auteurs professionnels. J'entends par là d'auteurs qui vivent de leur écrit. Les auteurs de SF ont toujours été contraints de multiplier les supports s'ils souhaitaient gagner leur croûte avec leur production, mais aujourd'hui, même en pratiquant assidûment cette multiplication, beaucoup cumulent un emploi salarié en plus de leur activité d'auteurs. La paupérisation des écrivains de SF me semble incontestable. »
Passage de témoin
Parmi les écrivains qui peuvent vivre de leur plume ou presque, on compte ceux de la génération qui a émergé chez Fleuve noir dans les années quatre-vingt dix ou qui s'y rattachent. Ces auteurs ont su au fil des années fidéliser une base de lecteurs et occuper l'espace, comme Laurent Genefort, prolifique figure du space-opera. Le 21 mars, il a publié le recueil Colonies (Bélial), quelques mois seulement après la sortie du dernier tome de sa trilogie Spire (Critic). Même s'il se consacre actuellement à la fantasy avec sa série Arkane (Bragelonne, 2017), Pierre Bordage reste lui aussi un incontournable de la science-fiction française régulièrement réédité en poche. Au Diable Vauvert lui a consacré en octobre dernier un copieux livre d'entretiens. On peut encore citer Laurent Whale, dont le troisième tome de sa série du Clan Costa, Par la mer et les nuages, est paru l'an dernier (Critic), ou bien Jacques Barbéri, qui publie cette année son thriller d'anticipation L'enfer des masques chez La Volte. « Tant que ces auteurs, qui ont déjà bâti une carrière, continueront à occuper un créneau de façon nette, dans un contexte où on ne vend pas beaucoup, voire moins, il y aura un problème de place », analyse Simon Bréan.
Faudra-t-il attendre la fin de cette génération d'écrivains pour voir émerger la suivante ? Jérôme Vincent concède que les récents auteurs français de science-fiction «ont peut-être plus de difficultés à trouver le succès que leurs prédécesseurs puisque le monde éditorial a changé». Mais il affirme que «le passage de témoin s'est déjà produit» avec la prochaine génération d'écrivains dont Raphaël Granier de Cassagnac (Thinking Eternity, Mnémos, 2014), Olivier Paquet (Jardin d'hiver, L'Atalante, 2016) ou Sabrina Calvo. Pascal Godbillon mise quant à lui sur quelques-unes de ses recrues comme Léo Henry (Le casse du continuum, Gallimard, 2014), Loïc Henry (Loar, Gallimard, 2013), L. L. Kloetzer (Anamnèse de Lady Star, Denoël, 2013) ou Grégoire Courtois (Suréquipée, Gallimard, 2017). «Ces auteurs sont appelés à durer », estime-t-il. Plus sceptique, Simon Bréan juge «difficile de faire des pronostics, de désigner une étoile montante. On se trouve encore dans un moment d'étranglement où les éditeurs jouent un peu la sécurité. Mais je ne suispas inquiet, je crois au renouvellement.»
« La jeunesse a besoin d'utopies »
Quinze ans après le succès de son roman de fantasy métaphysique La horde du contrevent, qui l'a porté au rang d'icône française des littératures de l'imaginaire, Alain Damasio signe avec Les furtifs, son troisième roman, son retour à la science-fiction. L'auteur engagé et polymorphe expose à Livres Hebdo sa vision du secteur de l'anticipation.
Quinze ans après le succès de son roman de fantasy métaphysique La horde du contrevent, qui l'a porté au rang d'icône française des littératures de l'imaginaire, Alain Damasio signe avec Les furtifs, son troisième roman, son retour à la science-fiction. L'auteur engagé et polymorphe expose à Livres Hebdo sa vision du secteur de l'anticipation.
Livres Hebdo : Comment expliquez-vous que, quinze ans après sa sortie, votre deuxième roman, La horde du contrevent, se vende de mieux en mieux, avec 40 000 exemplaires écoulés chaque année chez Folio SF ?
Alain Damasio : Après tout ce temps, je suppose que tous les passionnés d'imaginaire l'ont lu, donc je me dis qu'il s'agit forcément d'un nouveau public. Dans les festivals, je vois énormément de jeunes entre 20 et 30 ans qui le considèrent comme un livre de référence. Un des phénomènes évidents qui peut expliquer cette tendance, c'est que le jeu vidéo prépare cette génération à être extrêmement sensible à l'heroic-fantasy et à la SF. Parce que ce sont deux genres majeurs dans ce medium. Par ricochet, les jeunes qui se dirigent vers la littérature vont instinctivement vers ces genres. Plus largement, le cinéma et les séries, deux des plus grands vecteurs de culture pop, s'inspirent énormément de la SF. Donc je trouve normal que nous, les auteurs, en tirions un bénéfice.
La deuxième dimension, c'est que mes textes sont politisés. Ils proposent une vision particulière du monde, ce qui fait que j'attire également un public de jeunes sensibles aux idées de gauche, voire de gauche radicale. Il n'y pas de miracle en réalité. A un moment donné, sans le savoir, j'ai répondu à une attente latente d'un certain public qui attendait une proposition de compréhension du monde, une vision un peu positive de ce qu'on peut y faire. Je le vois bien chez la jeunesse militante : il s'agit d'un public qui a une attente énorme en termes de lecture. Elle a besoin de récits qui font rêver, de mythologies contemporaines, de solutions ou d'utopies qui imaginent des manières de lutter et de résister. J'essaie de développer cet aspect dans Les furtifs et de proposer une lecture de l'époque. J'imagine par exemple un mouvement autonome, la Celeste, qui se réapproprie les toits de la ville par opposition aux sols privatisés. Ses membres se baladent en parapente, en parkour et développent tout un écosystème aérien. J'essaie de donner des pistes, des petites idées, pour que les gamins après s'en saisissent. Parce que - soyons honnêtes ! -, à l'exception des gilets jaunes, la pratique politique est actuellement assez peu créative. La forme manifestation commence à dater. Donc, dans mon roman, j'essaie de semer un peu d'inventivité.
Quelles tendances identifiez-vous dans la SF française ?
A. D. : Si je prends La Volte, même si ce n'est pas forcément grand public, je remarque qu'on se trouve souvent sur le territoire de la soft science-fiction, c'est-à-dire de la SF de sciences humaines, de science molle, plutôt que de la hard SF, qui a longtemps dominé le genre. Maintenant en France, si je me réfère à nos « pères », la génération d'écrivains de SF qui a dix ans de plus que moi comme Pierre Bordage, Ayerdhal (décédé en 2015) ou Serge Lehman, on constate que la littérature est extrêmement corrélée à la sociologie, à la politique, à l'écologie. Et peut-être un peu moins aux vaisseaux spatiaux ou aux robots. Ou bien, si on se réapproprie des sujets techniques comme l'intelligence artificielle, par exemple, ce sera pour manier des notions psychosociales.
Quelle place prend l'écologie dans ce mouvement ?
A. D. : Il y a une sensibilité très forte, même si on ne se trouve pas encore dans le solarpunk (1). Je sens monter un courant qui, plutôt que de se diriger vers le transhumanisme, va s'orienter vers des thématiques environnementalistes, qui se recoupent par ailleurs avec les enjeux de l'extrême-gauche : l'écologie, les ZAD, les créations alternatives, les utopies territorialisées... De ce point de vue, l'avenir de la SF passe, je pense, par la réhybridation du vivant plutôt que par l'hybridation avec les machines, idée qui est en fait un héritage de la civilisation capitaliste.
Maintenant il faut nuancer : le paradigme du cyberpunk, avec ses multinationales tentaculaires, sa société de surveillance et ses interfaces homme-machine est un paradigme encore bien présent, et la SF n'en n'a pas encore vraiment trouvé de nouveau. Comment peut-on le dépasser à un moment où le capitalisme se trouve à un point d'épanouissement absolu ? Il est difficile d'avoir une visée critique en SF en échappant au cyberpunk. Les furtifs essaie de joindre les deux tendances : il tente d'anticiper un retour à l'organique et au vivant dans une société ultralibérale et privatisée à outrance.
Dans ce moment de transformation profonde de la société amené par l'explosion des usages du numérique, la SF serait-elle le genre qui parle le mieux de notre monde ?
A. D. : Je pense en tout cas qu'il y a des données socio-politiques propres à l'époque qui font que c'est un genre extrêmement en phase avec ce qui se produit. Avec l'émergence massive du numérique, notre anthropocène est de fait un technocène. On se trouve dans un monde en permanence en corrélation avec la technologie. Par conséquent les plus aptes à traiter ce rapport de l'homme à la technologie sont sans doute les auteurs de science-fiction. Ce genre est capable d'interroger profondément les altérations que produit dans notre rapport à nous-même, aux autres et au monde, l'émergence et l'importance des nouvelles techniques et de leurs usages. C'est pour moi son intérêt et sa force. Elle permet de montrer les impacts psychologiques, sociologiques, politiques et économiques de ces transformations.
Inversement, la littérature blanche classique, par exemple une histoire d'amour à Saint-Germain-des-Prés, ne peut à mon sens pas vraiment saisir l'époque, ou seulement l'effleurer en incluant deux ou trois tweets dans le récit. Sans comprendre en quoi cela remodèle les échanges et notre appréhension de notre environnement. Lorsque j'étais plus jeune, les plus grandes entreprises étaient Total, Exxon, les pontes des industries pétrolières, ou de l'automobile : Chevrolet, General Motors. Aujourd'hui ce sont les GAFA. C'est ça l'époque. Et pour la dire, la raconter, la SF se trouve la mieux placée. On se trouve en quelque sorte dans un âge d'or au sens où nous, auteurs de SF, sommes dans une situation privilégiée pour parler de l'époque. Parce que les autres littératures reçoivent la vague numérique sans trop comprendre ce qui se passe, alors que nous avons l'habitude d'analyser la façon dont un paradigme technologique va totalement révolutionner un univers : c'est la structure basique de nos romans depuis des décennies.