Le mal joli raconte les premiers mois d'une passion fulgurante, clandestine, inattendue. Comment la nécessité de la raconter s'est-elle imposée ?
J'ai commencé à écrire Le mal joli dans l'espoir de tuer dans l'œuf ce trouble éprouvé pour un autre homme que mon mari. Au moment de rencontrer Antonin, je n'avais pas pour projet, après La maison et L'inconduite, d'écrire une nouvelle autofiction. Ce genre s'est néanmoins imposé puisqu'il me permettait de comprendre pourquoi cet homme si différent de moi et des autres hommes que j'avais connus m'attirait, et de tenir à distance une histoire que je pensais condamnée d'avance. J'ai d'abord pensé écrire un texte court, fulgurant, à l'image du Fou de Vincent d'Hervé Guibert : un ensemble de notes qui continueraient de faire vivre cette histoire quand elle aurait fini d'exister, comme d'autres avant elle.
Ces autres histoires avec des amants de passage étaient au cœur de L'inconduite. En quoi votre rencontre avec Antonin était-elle différente ?
Elle l'a d'abord été de par son aspect romanesque, cinématographique, que je décris au début du livre. L'épouse et mère de deux jeunes enfants que je suis a d'abord pensé et espéré que cette relation avec Antonin ne durerait pas, que nous nous verrions un certain nombre de fois avant de nous éloigner, comme des amants s'autorisant des aventures avec d'autres personnes que leur conjoint officiel. Mais les sentiments que nous éprouvions l'un pour l'autre nous ont rapidement fait comprendre qu'ils ne se satisferaient pas du petit coin de vie dans lequel nous espérions les contenir. Notre histoire est celle, banale et universelle, d'une femme et d'un homme déjà en couple qui en viennent à se plaire. Hélas ou fort heureusement, la vie est ainsi faite qu'elle nous offre de rencontrer une multitude de personnes avec lesquelles on se dit qu'une vie commune serait possible.
Ce n'est pas ce que vous vous dites quand vous rencontrez Antonin...
Antonin est très différent des autres hommes que j'ai pu fréquenter : c'est un aristocrate appartenant à un milieu dont je ne maîtrise pas les codes. Dans sa bibliothèque, on trouve Rebatet, Brasillach et Morand, que je n'ai pas lus mais dont je n'ignore pas la couleur politique. Le déterminisme social, affirmaient mes amis, aurait forcément raison de cette relation. Ça n'a pas été le cas. D'autres choses me liaient à Antonin : une même adolescence bougonne et solitaire, un même sentiment de décalage vis-à-vis de notre époque. À 35 ans, j'avais soudain l'impression d'être face à quelqu'un qui répondait à mes attentes, et je me connaissais suffisamment pour savoir que je n'accepterais pas de ne pas vivre pleinement cette relation. Chaque page de ce récit est aiguillonnée par le désir de vivre avant qu'il ne soit trop tard.
Quitte à faire souffrir ceux que l'on aime ?
Dans le livre, je cite cette phrase de Simone Signoret : « Il n'y a rien de plus triste au monde que de faire du mal à celui à qui on ne veut que du bien, et d'être incapable de faire la seule chose qui arrangerait tout, c'est-à-dire de cesser d'aimer l'autre. » C'est abominable de faire souffrir ceux qu'on aime, et c'est un drame que beaucoup de gens traversent dans le silence et la solitude. J'ai rencontré beaucoup de personnes qui vivaient ou avaient vécu ce déchirement, et ne pouvaient en parler. Le mal joli leur est en quelque sorte dédié. Nous vivons des existences par essence solitaires et, avec mes livres, j'essaie de faire en sorte que mon lecteur se souvienne d'événements qu'il a traversés, lui, sans les écrire, et qu'il se sente ainsi moins seul.
« Personne ne veut lire, dans un livre, les mêmes mièvreries que tous les amoureux s'envoient ; on attend, d'un écrivain, une distance et un recul au-delà de l'amour », écrivez-vous. Comment trouver cette juste distance ?
Avec Le mal joli, je voulais pouvoir saisir ces moments où l'amour nous fait perdre pied, nous rend niais et nous fait parler d'éternité, et être capable, d'ici quelques années, de relire ces pages sans avoir l'impression de m'être fait empapaouter par mes sentiments. Même si je ne considère pas ce livre comme un livre de sagesse, j'ai suffisamment vécu pour savoir ce qu'il advient des grandes passions qui, parfois, ne laissent strictement rien derrière elles, si ce n'est la honte de s'être emballé. Pour trouver la bonne distance, il me fallait écrire en tant que femme amoureuse, vivant sa passion au jour le jour, mais aussi en tant que femme ayant été amoureuse, ayant dépassé cette phase originelle de la passion qui rend un peu idiot. Vivre une histoire d'amour et l'écrire en même temps, en se battant contre soi, mais tout en acceptant ses emportements pour ce qu'ils disent de vrai dans un moment précis, c'est pour moi un processus nouveau et passionnant.
Le mal joli est, comme vos précédents livres, habité par la volonté de tout dire, jusqu'aux détails les plus triviaux de la rencontre des corps. Pourquoi placer cette exigence de vérité au cœur de votre travail ?
Vivre une histoire adultère peut arriver à tout le monde. Mais l'écrire, c'est autre chose, car le procédé implique celui qui écrit mais aussi ses proches, dont la vie privée est exposée. L'exigence de vérité m'aide à surmonter cette culpabilité. Je ne cherche jamais, dans mes livres, à m'exposer sous mon meilleur jour. Le mal joli ne pouvait être écrit du bout des doigts : il me fallait tout dire, avec ce que la vérité comporte d'indignités, dans le fait de tomber amoureuse d'un autre homme que son époux et de prendre le risque de briser l'équilibre familial, mais aussi dans l'intimité des corps. J'ai beaucoup lu Hervé Guibert et Guillaume Dustan. Ce qui m'a toujours frappée chez les écrivains homosexuels, c'est leur capacité à écrire sans le moindre filtre, jusqu'aux détails pratiques de la rencontre sexuelle, détails que les récits de relations hétérosexuelles abordent trop peu souvent. Ne pas parler de soucis gastriques ni de détails scatologiques participe à mon sens à un malentendu entre les hommes et les femmes, et renforce l'illusion que les femmes sont toujours disponibles, qu'elles sont des corps célestes qui ne font pas caca. La vérité est autre, et je crois qu'il est important d'évoquer cette préparation, ce polissage que les femmes s'imposent pour correspondre à ce qu'elles pensent que leurs amants attendent d'elles. En contournant la trivialité, on se prive de moments de grande humanité et de situations qui ne sont pas dépourvues d'humour noir, alors qu'il est précieux de rire, même en parlant de sexe.
Le mal joli
Albin Michel
Tirage: 25 000 ex.
Prix: 21,90 € ; 416 p.
ISBN: 9782226489784