L’écrivain français Camille de Toledo et le dessinateur russe Alexander Pavlenko, tous deux Berlinois, ont mis cinq ans pour réaliser ce Herzl, que le premier portait depuis plus longtemps encore. Mais ce n’est pas parce qu’il s’agit de leur premier roman graphique. Sous couvert d’une biographie du journaliste juif hongrois Theodor Herzl, fondateur en 1897 à Bâle du mouvement sioniste, ils livrent sur 352 pages une vaste fresque sur les prémices de l’effondrement du "Yiddishland" et le destin de la diaspora juive.
Le narrateur de cet essai fictionné est un juif orphelin chassé enfant, en 1882, avec sa sœur par les pogroms, de son shtetl de l’est de l’immense "zone de résidence" imposée aux juifs par Catherine II, de la Pologne à la Biélorussie, à l’Ukraine et à la Russie occidentale. Sur son chemin d’exil (il se suicidera à Londres en 1832), Ilia Brodsky - c’est son nom, clin d’œil au poète russe Joseph Brodsky ? -, a fugitivement croisé Herzl en 1883 à Vienne chez le photographe qu’il assistait. Très critique à l’égard du projet controversé de Theodor Herzl de créer un Etat juif en Palestine, qui ne prendra corps qu’après la Deuxième Guerre mondiale et la liquidation par Hitler de six millions de Juifs, il veut comprendre, fasciné par la manière dont "le rêve forge l’avenir", comment "la fable de Herzl" s’est "plantée dans le cœur des juifs".
C’est ainsi d’abord au parcours d’un enfant du Yiddishland, et à travers lui à celui de tous ses semblables, que s’intéressent Camille de Toledo et Alexander Pavlenko, puis au processus qui a conduit Herzl, issu de la grande bourgeoisie urbaine juive, à chercher à offrir une perspective au peuple des shtetls pour lequel il n’avait que mépris. Les deux auteurs retracent dans des planches sombres, où les ocres envahis par un noir épais ne distillent jamais une véritable lumière, les persécutions, l’insécurité et l’instabilité permanentes, les engagements dans les mouvements socialistes juifs… "une histoire européenne". "Jusqu’où [Herzl] comprit-il que son rêve était rattrapé par la nostalgie ancestrale ? […] Plutôt qu’un futur, il n’y aurait bientôt plus qu’un inoubliable passé."Fabrice Piault