Puisque c’était ça, le métier, publier quelques livres qui vous plaisaient, les vendre, ne payer à peu près personne, et soit être en faillite après fortune faite, soit simplement boire un bouillon et recommencer sous une autre raison sociale, je me suis dit : "pourquoi pas moi ?"", raconte avec humour Eric Losfeld dans son autobiographie. Endetté comme une mule a été écrit en 1978 à la demande de Pierre Belfond, qui le publie en 1979, quelques mois avant la mort prématurée de son auteur. Le livre de l’éditeur au parcours aussi cahotique que spectaculaire était épuisé depuis plus de dix ans : Tristram le réédite le 9 mars, avec une préface de François Guérif. Sous un titre explicite, Eric Losfeld déroule une vie professionnelle bien remplie, d’Arcanes au Terrain vague, en passant par la littérature érotique et les livres de cinéma. "Le travail dans l’édition n’a jamais été une mine d’or", clame celui qui a passé son temps criblé de dettes quand il n’était pas poursuivi devant les tribunaux, mais qui a réussi à publier près de trois cents titres.
Né en Belgique, Eric Losfeld a d’abord été "journaliste pigiste, correcteur d’imprimerie, auteur [d’une cinquantaine] de romans érotico-policiers [sous pseudonyme], et courtier en librairie". D’une grande exigence littéraire, minutieux - il commence par recopier à la main les textes de la Bibliothèque nationale qu’il veut éditer -, amateur de beau papier et de belle ouvrage, traquant la coquille, il s’est passionné pour les poètes, publiant recueils et revues parfois éphémères, comme Medium, Bizarre, Bief, Picabia, Midi-minuit fantastique ou La Brèche. Au fil de ses Mémoires on croise bien sûr André Breton, qui lui a "constamment inspiré une profonde admiration", le poète Benjamin Péret qui, moyennant un fauteuil pour sa sieste et... un chèque, allait chercher les filles Losfeld à l’école, Jean Schuster, Raymond Queneau, Boris Vian, Jean Cocteau, Sidney Bechet, et même Hemingway, avec lequel il se saoule et en vient presque aux mains. "J’étais surréaliste sans le savoir", écrit-il.
"L’activité éditoriale de Jean-Jacques Pauvert et d’Eric Losfeld a eu pour visée de faire sortir la littérature érotique de son ghetto et de lui permettre de s’intégrer au système éditorial, hors de la clandestinité", analyse Raymond Josué Seckel dans L’édition française depuis 1945 (éditions du Cercle de la librairie, 1998). Surnommé le "brave soldat de la 17e [chambre, spécialisée dans la liberté presse, NDRL]" et "la bête noire des présidents de tribunaux", Eric Losfed a eu un destin parallèle à celui de Jean-Jacques Pauvert. "A la suite du déclin de K, j’ai eu une période faste, et, au déclin d’Arcanes, c’est Pauvert qui a eu une période faste. Et, à la suite de Pauvert, ce sont des éditeurs technocrates, plus prudents, qui ont pris le relais", note-t-il, défendant une certaine idée de l’édition.
Sous le manteau
En 1958, il publie clandestinement Emmanuelle d’Emmanuelle Arsan, reçu par la poste, puis le reprend au Terrain vague en 1967. En 1955, il signe sous le pseudonyme de Dellfos Cerise ou Le moment bien employé, et édite Oh ! Violette ou La politesse des végétaux de Lise Deharme (tous deux réédités en 1969 au Terrain vague). "Dans tout ce qui est paru sous le manteau depuis "le milieu du siècle", je suis responsable d’au moins 70 %", se vante-t-il. En 1964, il suggère à Jean-Claude Forest de faire Barbarella, "le premier comic strip français à l’usage des grandes personnes", qui fut suivi d’autres BD signées Guido Crepax, Philippe Druillet et Guy Peellaert. "Au moins trente livres publiés au Terrain vague entre 1964 et 1973 sont interdits aux mineurs, à l’affichage et à la publicité, parfois poursuivis pour outrage aux mœurs", observe Martine Poulain dans son article sur "La censure" de L’édition française depuis 1945. Emmanuelle et L’anti-vierge d’Emmanuelle Arsan et Emilienne de Claude des Orbes sont interdits en 1968. Eric Losfeld et sa femme, Pierrette Slowetchik, gérante du Terrain vague, sont condamnés en 1970 pour "défaut de dépôt préalable au ministère de la Justice du livre Le Journal de Jeanne", signale encore Martine Poulain, qui ajoute que l’éditeur cumule 300 000 francs d’amendes. Mais ces livres font vivre la maison, qui possède un fichier de 20 000 "clients qui m’achetaient régulièrement des livres érotiques". "La censure empêchait la sortie des livres. Il fallait les publier, puis les pilonner : c’était la double peine. C’était aussi une censure politique. Il a eu un procès parce qu’il avait publié La Cause du peuple", rappelle sa fille, l’éditrice Joëlle Losfeld.
Eric Losfeld ne se départit jamais de son humour. "Je tiens à prévenir le lecteur que je ne mollis jamais devant le plus mauvais calembour", écrit-il, se reconnaissant toutefois "mal embouché, fantasque et rancunier". Mais avec beaucoup de pudeur et une bonne dose d’autodérision, il parvient à rendre le bouillonnement artistique et intellectuel de 1950 à 1970 à Saint-Germain-des-Prés, qui fait notre histoire littéraire. "Trente-huit ans après, les engouements littéraires (et cinématographiques) d’Eric Losfeld n’ont rien perdu de leur mordant (même si on ne les partage pas tous) et sa nostalgie "des maisons d’édition excluant l’affairisme" reste toujours d’actualité", écrit François Guérif. Pour ses rééditeurs, Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gailliot, "Lire Endetté comme une mule, c’est embarquer avec Losfeld sur le grand huit. […] Le publier en 2017, c’est rappeler à une génération de lecteurs, mais aussi de jeunes libraires, journalistes ou écrivains, comment l’esthétique rebelle et culottée d’Eric Losfeld et de ses amis, fondatrice pour notre époque, a finalement triomphé."