Livres Hebdo : Pourquoi avez-vous senti la nécessité de créer cette collection? Manque-t-il dans le paysage éditorial, un espace d'expression pour l'expérimentation littéraire?
François Bon : Au cours de ces dernières années, j’ai plusieurs fois (comme de nombreux collègues auteurs je suppose) été lecteur de manuscrits, transmis par relation, rencontrés par remue.net, site dont je ne m’occupe plus directement, mais que j’ai fondé en 2001, et que l’écriture, en se tenant à distance des genres établis ou reconnus, rendait difficilement acceptables dans le champ éditorial, malgré des recommandations amicales auprès de maisons dont je me sens proche, comme Verdier ou POL ou Verticales. Je donnerais quand même quatre exemples : Philippe Vasset, Thierry Beinstingel et Sereine Berlottier ont été accueillis chez Fayard, mon éditeur d’alors. Philippe Rahmy, un manuscrit qui aurait dû être accepté les yeux fermés par n'importe quel éditeur, a été publié chez Cheyne après une suite de refus qui m'a considérablement étonné. Il y en a d’autres que je ne nommerai pas, mais il y a aussi, parallèlement, d’autres textes qui sont restés impubliés alors qu’ils auraient évidemment mérité de l'être. En juin dernier, Olivier Bétourné, mon éditeur chez Fayard, ayant été licencié, j’ai commencé à penser que j’étais déjà à mi-chemin (notamment par cette revue en ligne sur remue.net, dans laquelle je me suis beaucoup investi avant de passer le relais), et que je pouvais franchir le pas, pour les manuscrits qui me semblaient en affinité avec ma perception du rôle de la littérature.
Sous votre question, une question sous-jacente : à quoi bon ajouter à la profusion dont nous souffrons tous ? L’impression pourtant que cette profusion reconduit quelques modèles consensuels, et que ce n’est pas la littérature en travail, en invention, qui obscurcit le paysage. Je n’ai pas vraiment la perception d’un « manque » : ce paysage en recherche, via Inventaire/Invention, Verticales, Al Dante, Ere, Bleu du Ciel et d'autres, représente au contraire la partie la plus vivace de l’édition, aussi parce qu’organiquement liée aux réseaux de diffusion via la lecture publique, la performance, les théâtres ou les lieux d’art contemporain.
LH : La collection sera adossée à votre site, que mettrez-vous en ligne ?
FB : Je crois que c’est désormais indissociable, la présence en ligne et le livre « graphique ». On a beaucoup avancé ces dernières années là-dessus : la lecture écran ne chasse pas la lecture graphique, mais il en est comme pour les musiciens, la lecture écran dialogue avec le livre graphique, lui ouvre un atelier, son making-of, permet une intervention en temps réel de l’auteur. Pour moi, c’est plus cela que je recherche dans Internet, que la profusion de commentaires. Les auteurs, dans notre pays, ont un retard considérable pour leur présence Net, et c'est sans doute encore plus dramatique côté université (de lettres, j'entends : absents du débat, préférant la publication de colloques avec le sommaire dans Fabula plutôt que mettre en ligne leurs idées et travaux). Cette articulation est déjà une respiration naturelle pour les sites littéraires comme remue.net, Inventaire/Invention, chaoid.com. Il me semble qu’un dialogue éditeur-auteur, c’est s’ouvrir à cet atelier, permettre de passer du site de l’éditeur au site de l’auteur. Donc, on verra bien ce qui arrivera en ligne. Des textes complémentaires, des textes en cours, et pourquoi pas des textes qu’on a lus, mais pas retenus (nous n’avons possibilité que 6 livres par an), alors que dès à présent ces dialogues sont pour moi la récompense de ce travail. En même temps, la logique Internet est une logique ouverte : plutôt inciter ces auteurs à intervenir directement sur des sites comme ceux que j’ai mentionnés, et mon rôle sera d’y renvoyer. Mais sûr, la liaison Internet / livre veiller à ce qu’elle soit forte et respire.
LH : Qui vous a fait venir au Seuil? `
FB : C’est Laure Adler qui m’a sollicité pour un rendez-vous de travail au Seuil. Laure Adler était déjà celle, en 1986, qui m’avait permis d’apprendre la radio (Nuits Magnétiques), on avait donc un bon bagage de croisements communs. Elle souhaitait ouvrir le comité de lecture du Seuil, et je lui ai dit mon impossibilité à m’intéresser à la forme roman, la difficulté que j’avais à lire des manuscrits. Elle m’a naturellement demandé ce que je lisais et comment je lisais, et là je lui ai parlé des auteurs rencontrés via Internet, des formes nouvelles qu’il me semblait y voir émerger, et notamment de la remise en question de la notion de 'genre'. C’était en juin dernier, j’ai demandé quatre mois pour fureter, entrer en contact avec des auteurs. A partir du mois de septembre, nous avons confronté ces lectures et découvertes avec Bernard Comment, responsable de la collection Fiction. Depuis, même si j’ai le titre de « directeur de collection », ce qui veut dire beaucoup de notes, de textes de présentation, de coordination, mais certainement pas un bureau ni un temps plein (je passe une fois par semaine au Seuil, je branche mon ordinateur sur la prise Ethernet d’Olivier Rolin qui n’arrive qu’un peu plus tard), nous travaillons complètement en binôme avec Bernard. Des six manuscrits que nous publierons cette première année, l’un était déjà retenu pour Fiction, mais le défendre dans cette collection aurait été très difficile, un autre manuscrit est arrivé par la Poste, deux auteurs ont été sollicités, et deux premiers textes me sont arrivés dans cette phase de contact et relation. Nous commençons les repérages pour les six auteurs suivants. Lors du départ de Laure Adler, en décembre dernier, je considérais ce projet comme étant le sien, et rien n’était signé. Denis Jeambar a confirmé son intérêt en le fondant sur l’histoire du Seuil, la présence – qu’assurait auparavant Verticales – d’une collection ainsi ouverte aux nouvelles formes, nouvelles voix, je l’en remercie. Chaque auteur a touché un à valoir de 1500 euros : c’est à la fois modeste et, dans le paysage actuel, un gage de confiance.
Son site : http://www.tierslivre.net/