Une rencontre organisée par le Cfibd le 21 février dernier à la Bulac avait pour objet le rôle des bibliothèques dans la lutte contre la désinformation. Sujet doublement pertinent : la question des "fake news" est en elle-même importante et les bibliothèques ne peuvent plus se penser comme de simples outils passifs d’accès aux documents, mais comme des médias actifs.
Définir
le rôle exact des bibliothèques en la matière n’est cependant pas si simple. D’abord, parce que celles-ci ont perdu, dès les années 90, la bataille du moteur de recherche. Ensuite, parce que leur rôle n’a jamais été de dire la vérité mais de permettre à tout un chacun de faire son miel d’une information non régulée. La question est donc de savoir, comme dans bien d’autres domaines (celui de la propriété intellectuelle par exemple), comment l’on peut combiner une totale liberté d’expression avec le souci d’une traçabilité maximale.
L’ordre du livre, tant qu’il dominait, ne satisfaisait que très partiellement à la traçabilité des contenus. Les catalogues de bibliothèques n’identifiaient les livres qu’en surface et l’indexation éventuellement embarquée dans les documents ne permettait pas des rapprochements aisés et rapides entre contenus différents. Le moteur de recherche principal restait le cerveau de chaque lecteur et de sa communauté d’élection. La plus ou moins grande extension de celle-ci déterminait sa capacité à embrasser la complexité du monde mais ne pouvait éviter, faute de souplesse et de réactivité, les généralités ou les avis tranchés. L’univers du livre était incontestablement sublime et libérateur, mais, sans même compter les contrefaçons et autres plagiats, la désinformation pouvaient aussi y prendre sans vergogne l’allure de séduisants blocs de vérité aussi invérifiables que tenaces.
Le rôle du bibliothécaire se limitait à rendre accessible la diversité des idées, avec neutralité et modestie.
La réalité est aujourd’hui bien différente, même si elle s’inscrit dans une continuité. La désinformation ne s’y embarrasse plus trop d’idéologie : elle isole et assène de pseudos faits sur le mode performatif. Inversement, nous n’avons jamais eu autant d’outils d’investigation et de contre-expertise. Quant à nos communautés d’élection, elles peuvent nous enfermer dans des bulles, certes, mais nous pouvons aussi en changer plus rapidement ou les mettre en concurrence.
Le monde devient pour chacun d’entre nous, et pas seulement pour les experts du big data, un vaste champ d’expérimentation documentaire qu’il nous faut apprivoiser. Les bibliothécaires peuvent nous y aider à condition de sortir de leur réserve et d’accepter de se mettre en position d’accompagner les usagers.
Ils en ont, en effet, la légitimité et le savoir-faire :
- Même si les livres restent leur cœur de métier, ils sont capables de mobiliser presque tout l’éventail des modes d’expression, des plus incarnés aux plus virtuels.
- Ils réunissent des publics extrêmement divers, comme le font peu d’autres collectivités.
- Généralistes, ils savent adapter l’indexation des contenus à des domaines très différents en adoptant des perspectives croisées.
- Leur pratique de l’archivage leur permet d’offrir une profondeur de champ indispensable à la compréhension des faits.
- Du conseil personnalisé aux ateliers d’auto-formation ils apprennent à accompagner les usagers dans l’appropriation des diverses formes de lecture et d’écriture.
- Ils savent éditorialiser leur offre de contenus, avec le souci, non pas de prendre parti, mais de mettre en valeur la diversité de ceux-ci et d’en garantir autant que possible la traçabilité.
- Les réseaux de bibliothèques qu’ils créent transcendent les particularismes.
Les bibliothèques consituent-elles pour autant des « remparts » ? Non, dans la mesure où il n’existe pas plus aujourd’hui qu’hier de critère automatique permettant de séparer le bon grain de l’ivraie en matière de contenus. Le temps où l’on croyait naïvement pouvoir mettre en formules pseudo mathématiques les politiques d’acquisition est heureusement révolu. En réalité,
c’est l’existence même de cette communauté de bibliothécaires et d’usagers, avec ses choix et ses pratiques partagées, qui constitue le meilleur antidote à l’enfermement dans la désinformation. Certes, comme la rencontre de la Bulac l’a préconisé, les bibliothécaires doivent se former davantage au maniement des datas, mais il serait illusoire d’imaginer qu’il leur suffise de se transformer en « data scientists » pour combattre la désinformation. Ils doivent absolument descendre dans l’arène, mais sans prétendre en être les arbitres.