Sombre mythe. Elle n'est pas dorée cette légende, elle est très noire, avec des conséquences terribles dont on mesure les désastres de siècle en siècle. Elle associe « Juifs et capitalisme ». Mais depuis quand ? Francesca Trivellato a suivi la piste de cette relation « infondée mais omniprésente ». L'historienne italienne, professeure au prestigieux Institute for Advanced Study de Princeton aux États-Unis, est partie d'un texte peu connu, mais qui a eu une grande influence, notamment parce qu'il fut répété comme un mantra. Il est signé d'un avocat au parlement de Bordeaux, Étienne Cleirac. Dans son livre Us et coustumes de la mer, publié en 1647, il affirme que les Juifs ont inventé la police d'assurance et les lettres de change, scellant ainsi leur lien spécifique au commerce et à l'argent opaque. Car bien évidemment, c'est de ce prétendu secret de la transaction que surgit la crainte. Or, constate Francesca Trivellato, « il n'y a pas une once de vérité dans cette histoire, puisque ces deux outils financiers sont apparus lentement, à partir de dispositifs antérieurs, et que, de surcroît, les Juifs n'ont joué aucun rôle particulier dans ce processus ».
En puisant dans une documentation considérable, elle dénoue patiemment l'écheveau de cette fable séculaire. À l'appui de sa démarche, elle expose preuves et schémas pour expliquer cette construction. Étymologiquement, le mot crédit est dérivé du verbe latin -credere, croire, faire confiance. C'est sur cette foi réciproque que s'est construite l'économie occidentale. Le mot légende, lui, indique ce qui doit être lu, donc su. L'historienne montre bien que celle de l'usure prétendument inventée par les Juifs ne tient pas. Le crédit est le fruit d'une longue période d'innovations. Mais des auteurs, et non des moindres, ont véhiculé cette affirmation pour montrer la contribution des Juifs dans l'essor économique. Dans De l'esprit des lois, Montesquieu souligne que cette pratique a permis d'adoucir la violence du commerce. Par la suite, on retrouve des marchands juifs inventeurs d'un capitalisme cupide dans les romans de Balzac ou de Dickens et même sous la plume de Max Weber ou de Karl Marx...
L'autre aspect de cette étude appelée à faire date concerne l'invisibilité, celle supposée des Juifs et celle de l'économie. Elle explique beaucoup de choses sur la manière dont nous comprenons encore aujourd'hui cette finance internationale envisagée sous la coupe de mains invisibles. Cette légende pèse lourdement sur l'imaginaire des pays européens, notamment en France. On se souvient du meurtre de Mireille Knoll en 2018 à Paris. Durant sa garde à vue, l'un des deux suspects avait avoué avoir poignardé l'octogénaire parce que les Juifs avaient des « moyens financiers ». Après Corail contre diamants (Seuil, 2016) où elle reconstituait les trajectoires individuelles et familiales des marchands juifs de Livourne, Francesca Trivellato offre un travail magistral sur cet angle mort de l'histoire culturelle où se mêlent économie, sociologie, anthropologie et religion.