Nul ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l'un et il méprisera l'autre ; personne ne peut servir à la fois Dieu et l'Argent. On connaît les paroles évangéliques rapportées par Matthieu, l'ancien collecteur d'impôts qui sait bien de quoi Jésus parle. Remplacez Dieu par l'Art, et Mammon, l'argent, cette face de Satan qui est légion, par non seulement des espèces sonnantes et trébuchantes mais par toutes les fausses vertus de notre société du spectacle auréolée de l'or de la célébrité... Le messie sera alors l'artiste, et l'oint du Seigneur, porteur d'une Vérité plus haute, aura le regard halluciné de qui ne baisse pas les bras ni les yeux, aura sans doute l'allure dégingandée de qui se fout des postures et méprise l'imposture... Il est fort à parier qu'il soit également un incompris, un paria, un suicidé de la société.
Vladimir Slepian (1930-1998), artiste et écrivain d'origine russe émigré à Paris, est de ceux-là : il mourut de faim au cœur de Saint-Germain-des-Prés, tombant d'inanition devant les Deux Magots. Enterré comme un sans-abri aux frais de la municipalité, Slepian est toujours debout et marche encore. Sa silhouette émaciée, frêle enveloppe d'une âme incandescente, dessine dans son opiniâtre errance des lignes de fuite... L'auteur d'un texte singulier, Fils de chien (publié en 1974 dans la revue Minuit et reparu en 2015 aux éditions du Chemin de fer), est évoqué par Deleuze et Guattari dans Mille plateaux, il inspire le film d'Aurélia Georges, L'homme qui marche, et le nouveau roman de François Meyronnis, Le Messie.
Slepian s'appelle ici Even Frei, mutique figure lisant Nietzsche au café. Comme son modèle, le héros du Messie est d'une famille persécutée par le régime de Staline. « Le juif de Dionysos », le dieu de la démesure, fait corps avec l'art qui est partout où l'artiste arrive. Il est un révélateur de vérité sans concession, pour la pureté de la littérature il épouse le zéro de l'existence sociale jusqu'à la disparition. Dans le christianisme, il y a ce concept de kénose, l'« évidement » de Dieu, le dépouillement de sa propre divinité, afin que le Verbe s'incarne, que le Fils, le messie (ou « Christ » en grec) naisse sur Terre et rachète par son sacrifice les péchés du monde. Meyronnis mêle aux questionnements chrétiens sur la pauvreté comme salut ou la dynamique trinitaire de l'amour une bonne dose de mystique hassidique. Even Frei, une fois mort, par l'entremise de Rabbi Nahman de Braslav qui vécut à la fin du XVIIIe siècle, revient parmi les vivants et s'immisce dans un couple en voyage à Jérusalem, faisant le trait d'union entre la femme et l'homme, la chanteuse juive Ava Ethel Ravelstein et Carlo, son ami catholique.
Le Messie
Exils
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 16 € ; 160 p.
ISBN: 9782914823197