Entretien

Galia Ackerman : « J'ai décrit la présence du fusil sur scène maintenant pointé sur l'Ukraine »

Galia Ackerman : « J'ai décrit la présence du fusil sur scène maintenant pointé sur l'Ukraine »

Dans Régiment Immortel : la guerre sacrée de Poutine (Premier Parallèle, 2019), l'historienne, spécialiste de l'ex-URSS et traductrice Galia Ackerman dresse un portrait de la Russie post-soviétique saisissant. Une perspective historique et un témoignage qui discernent les origines du discours de Poutine à l'égard de Kiev.

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Par Adriano Tiniscopa
Créé le 07.03.2022 à 12h48

Vladimir Poutine essaie de s'emparer de toute l'Ukraine, peut-être capable d'aller « jusqu'au mur de Berlin », a prévenu jeudi dernier le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Après la prise de contrôle de la centrale nucléaire de Tchernobyl (à l'arrêt), et celle de Zaporija vendredi 4 mars dernier à l'est du pays. La volonté de puissance du président russe continue de s'abattre sur l'Ukraine. Délégitimant l'existence de son voisin et celle de la souveraineté de son peuple, dans un discours virulent, le président russe avait annoncé mener une opération de « dénazification » du pays. Pourquoi un tel discours messianique ?

Née à Moscou en 1948, naturalisée française, Galia Ackerman est historienne et chercheuse associée à l'université de Caen, pour elle « le fusil était là, dans le décor, et donc nécessairement, il devait tirer ». Elle a vécu pendant 25 ans en Union soviétique avant de s'installer en France en 1984. Ex-journaliste (RFI, Revue internationale), fine connaisseuse de la Russie contemporaine dont elle a toujours pris le pouls. Elle était notamment amie avec Anna Politkovskaïa plume et militante russe assassinée en 2006. Elle a analysé et observé la montée au pouvoir de Poutine jusqu'à ses immenses célébrations de la Grande Guerre patriotique et ses cortèges du « Régiment Immortel ».

Dans le dernier chapitre de votre livre Régiment Immortel, consacré au cas de l'Ukraine, vous écrivez que « La propagande russe traite de fascistes et de nazis, non seulement tous les Ukrainiens qui ont jadis combattu le régime stalinien (ndlr : jusqu'en 1956), mais aussi le pouvoir ukrainien actuel qui prône l'orientation européenne du pays et sa décommunisation ». Quel est le passé ukrainien vis-à-vis du régime nazi ?

Une partie importante de l'Ukraine occidentale était polonaise entre les deux guerres. À partir des années 1920, il y a eu un mouvement de nationalistes ukrainiens qui voulaient une Ukraine indépendante. Les gens en Ukraine occidentale et ethniquement ukrainiens, étaient tout à fait au courant des atrocités commises par le régime soviétique. Les nationalistes avec Stepan Bandera ont commencé à se battre contre les Soviétiques quand l'URSS a occupé une partie de l'Ukraine austro-hongroise et polonaise en procédant tout de suite aux purges et déportations de tous ceux qui pouvaient éventuellement leur résister. C'est pourquoi, lorsque les Nazis ont occupé le pays, beaucoup d'Ukrainiens se sont réjouis de l'arrivée de Hitler. Ça signifiait la fin du régime bolchévique, la fin de « l'Holodomor », les famines organisées des années 1932-1933... Ils espéraient qu'Hitler les aiderait à construire une Ukraine indépendante. Mais Stepan Bandera a été arrêté et envoyé dans un camp de concentration en Allemagne. Le mouvement nationaliste a alors commencé à se battre contre les Nazis en 1941 et il y est resté jusqu'à la fin de la guerre.

En 1944, quand les Allemands sont chassés par les Soviétiques, il y a réoccupation, de nouvelles purges, de nouvelles exécutions. Des groupes de partisans se sont formés et ont combattu les Soviétiques jusqu'en 1956. Ils ont fait des attentats, éliminé des milliers de dirigeants communistes locaux et militaires. La propagande qualifiait tous ces partisans de « bandéristes » parce que Stepan Bandera fut le premier à avoir l'idée d'un État national, avant les Soviétiques. Aujourd'hui il y a toujours cette dichotomie : il y a eu les mauvais Nazis et les bons Soviétiques. Si vous combattiez les Soviétiques, c'est que vous étiez nazi. Et cela est vrai pour aujourd'hui. En 2015, l'ancien président Petro Porochenko a signé une loi stipulant que les gens qui se sont battus pour l'Ukraine indépendante seraient honorés au même titre que les gens qui ont combattu les Nazis dans les rangs de l'Armée rouge. Pour le régime russe, c'était intolérable.

Vous écrivez aussi que « la propagande russe, arme essentielle de la guerre dite hybride, a exploité à l'envi le thème de la Seconde Guerre mondiale pour justifier ses agissements en Crimée et dans le Donbass ». Toute la propagande était en place pour que la guerre éclate ?

Ce chapitre énonçait en quelque sorte ce qui pouvait arriver. C'est un peu comme le « fusil de Tchekhov ». Le dramaturge donnait des cours à gens de théâtre pour leur apprendre à organiser une scène. Et à l'époque tout était très réaliste, des objets « réels » jonchaient la scène. Il faisait comprendre à ses élèves que s'ils accrochaient un fusil dans le « décor scénique » il devait tirer sinon il n'avait pas sa place. Tout devait être fonctionnel. Avec le Régiment Immortel, j'ai constaté que le fusil était là et donc nécessairement, il devait tirer.

Après les bombardements qui ont eu lieu tout près de la centrale nucléaire de Zaporija vendredi dernier. Les craintes d'une catastrophe nucléaire reviennent dans l'actualité chaude. Vous travaillez en ce moment sur 20 années d'archives (1971-1991) du KGB liées à la gestion du site nucléaire de Tchernobyl. Vous prévoyez aussi une version augmentée de votre livre Traverser Tchernobyl (Premier Parallèle, 2016). Quel sera l'apport de ce nouveau chapitre ?

J'ajoute deux chapitres à cet ouvrage. Le premier est une postface dans laquelle je raconte un nouveau voyage dans la zone de Tchernobyl. C'est un peu le prolongement du livre. Le deuxième chapitre est plus complexe que le précédent. Il est consacré aux documents du KGB révélés après l'ouverture récente des archives en Ukraine. Ils ont également été numérisés. C'est un énorme volume en papier de plus de 2000 pages de textes serrés, consultable sur Internet consacré à la gestion de Tchernobyl par le KGB. Ce chapitre ne donne que l'avant goût de tout ce qu'on pourrait découvrir. J'en ferai peut-être un livre quand j'aurai le temps. Ce sera mon apport en tant que chercheuse. Pour mieux comprendre le fonctionnement de la société soviétique. Et aussi mieux comprendre ce qui en réalité s'est produit à Tchernobyl et comment ça a été géré.

 

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